PREFACE (Retour)
Le masque calédonien est un déguisement qui comporte trois
parties : une figure, une coiffure, un revêtement de plumes. LA
FIGURE. ? Elle est toujours sculptée dans du bois. Mais tandis
que la matière constante de la sculpture calédonienne est
le bois jaune du houp, tendre au ciseau, dur à l'air, le bois du
masque provient généralement de l'arbre doi ou d'autres
essences qui n'ont pas le grain et la valeur du houp. La figure, qui apparaît
encadrée dans les cheveux et les plumes, est taillée dans
une pièce de bois dégrossie, convexe, prolongée en
carré au-dessous du visage, en pointe vers la chevelure. Ces prolongements,
que le regard ne discerne point, servent d'appui à l'armature des
deux autres parties du déguisement, coiffure et robe. Cette figure
est très diversement sculptée. Cinq modèles de la
collection du Musée de l'Homme s'imposent par la puissance du relief.
Front bas, parfois traversé d'un pli (cf. M. H. 09. 19.5, fig.
i) , arcades sourcilières très fortes, abritant avec bonheur
le globe ovale des yeux, et donnant au neZ la racine nécessaire
au développement inattendu qui lui sera donné. Celui?ci,
en un bec de perroquet, dont l'arête fine, en l'un des plus grands
masques, décrit une belle courbe de 25 centimètres de diamètre,
est tout à fait remarquable. Les narines sont apposées sur
le côté, l'orifice diversement incliné, bien ouvert.
L'artiste a poussé parfois la coquetterie (cf. M.H. og.ig.4, fig.
2) jusqu'à faire communiquer intérieurement ces narines.
Le grand relief du visage caractérisé par la valeur du nez
est la préoccupation presque unique du sculpteur. En tel masque
assez abîmé, aux arcades sourcilières en triangle
descendant comme pour appuyer le gros nez, celui-ci, avec ses ailes, absorbe
la figure entière (cf. M.H. 09?I4.2,fig. 3)? Mais dans les masques
à la sculpture bien balancée, la bouche est en harmonie
avec le nez. Entr'ouverte selon une ligne concave et sur une longueur
qui fait deviner de puissants masséters, entourée d'une
saillie ronde qui marque les lèvres, les commissures arrondies
et relevées, ce qui donne aux faciès un certain rictus,
elle laisse voir des dents en nombre irrégulier. L'exécution
de celles-ci est une oeuvre de patience. Ainsi le grand masque (cf. M.H.
09.19.4, fig. 2) présente deux belles rangées séparées
par une ligne irrégulière qui paraît être faite
à la scie. Mais si l'on retourne la pièce, l'on aperçoit
les rainures que le sculpteur a obtenues avec son outil de coquillage,
jusqu'à ce qu'il soit parvenu à tracer une ligne ajournée.
Tout ce qu'on voit de régulier n'est que l'achèvement d'un
long travail de frottement et d'usure à l'intérieur. Telle
de ces rainures, dans la dépression du bois ouvragé, a jusqu'à
8 centimètres de long. ? Mais l'on n'a pas toujours la même
certitude que la technique de l'outil de pierre a été seule
employée. Les dents longues, très séparées,
arrondies, de la bouche du masque sont d'une facture qui rappelle étrangement
l'exécution avec l'outil d'acier. Quant aux dents cassées,
lorsqu'elles se trouvent sur le côté, elles ne sont point
l'effet d'un accident, mais d'un artifice de l'artiste pour assurer, dans
la belle mâchoire, une fenêtre. Car le porteur du masque a
ses yeux à la hauteur de la bouche, et celle-ci lui sert de regard.
Le menton, dans ces beaux masques, est insignifiant; il est absorbé
par la lèvre inférieure de la bouche entr'ouverte. Il donne
seulement prétexte à une saillie qui . marque la ligne de
l'ovale du visage. Représentation exacte de ce que tracerait un
dessinateur qui n'a Pas à se préoccuper des masses cachées
à son regard. Le Mélanésien dessine avec son ciseau,
plus qu'il ne façonne de ronde-bosse. Mais la ligne en saillie
du menton a, dans nos masques, une utilité pratique : elle dissimule
la pièce de bois qui se prolonge percée de trous, pour supporter
la barbe et le manteau de plumes. Un beau vernis, dont on aperçoit
plusieurs couches recouvre ces masques. Le noir de bancoul, obtenu par
grillage et écrasement de la noix de bancoulier, est la peinture
habituelle des sculptures mélanésiennes. Elle devient mate
avec le temps. Un certain brillant noir des beaux masques semble indiquer
cependant que les Mélanésiens usaient de quelque résine,
à identifier; peut-être la gomme de kaori, dont ils se servaient
par ailleurs pour vernir leur poterie. Le blanc provient d'une terre spéciale,
et le rouge est un oxyde de fer, tous deux abondants dans les montagnes
serpentineuses. Mais il faudrait s'assurer qu'aucun Européen, marin
ou condamné, n'ait ajouté un trait de céruse pour
orner à sa façon ces masques. Rien n'est déplorable
comme les pupilles rondes peintes en blanc sur les pupilles allongées
sculptés dans les yeux du masque M.H. 09?19?5 (fig. i). Le même
pinceau a eu plus de bonheur avec les yeux en globe du M.H. Og.Ig?4 (fig.
2). Auprès de ces belles masses sculpturales que représentent
les masques aux nez puissants, d'autres pièces apparaissent d'un
travail infiniment plus grossier, sans imagination, imitation maladroite
de la figure humaine. Tel le masque (Cf. M.H. 93.21.I8,fig. 5), qui, parles
arcades sourcilières, les yeux, les bajoues, le menton stylisé,
appartient à la sculpture classique des faîtages et des talés,
ou linteaux calédoniens, mais le nez et la bouche semblent l'ouvrage
d'un tiers qui possédait un ciseau d'acier et ne savait pas le
manier. La cloison du nez percée descend vers la bouche, l'artiste
n'ayant pas su comment la disposer pour faire valoir sa perforation destinée
à un bâtonnet. La bouche, aux commissures carrées,
n'est qu'une lourde entaille. En d'autres masques analogues, la bouche
est entourée de baies rouges d'Abrus precatorius, procédé
utilisé dans toute la Mélanésie (cf. M.H. 87?47.7,
fig. 6). L'ensemble est laid. Ces masques décèlent chez
l'artiste une maladresse surprenante si l'on songe qu'ils proviennent
d'un pays où la sculpture est en honneur. LA COIFFURE. ? La figure
sculptée est mise en valeur par l'encadrement d'une coiffure monumentale
qui dissimule entièrement l'armature de la pièce de bois.
Un couvre-nuque, d'abord, complète le masque en dissimulant la
tête du porteur. Il est formé de lamelles fines tenues Juxtaposées
par des fibres, travail de sparterie délicat qui a l'apparence
d'un filet serré ou d'une cotte de mailles, et parfois même,
dans sa finesse, d'un tricot. Sa rigidité permet de fixer sur lui
les baguettes qui soutiendront le dôme de chevelure. Dans le bas,
il est bordé d'une fibre enroulée de cordelette de poil
de roussettes. Et cette fibre se prolonge pour former le cercle qui s'appuiera
sur les épaules du porteur et soutiendra le manteau de plumes.
Le couvre-nuque est ficelé par des trous sur le côté
du masque. Et la ligature est dissimulée par de larges tresses
de cheveux qui descendent en favoris. Cette sparterie du couvre-nuque
est la pièce capitale de la technique d'un beau masque. Car elle
se prolonge au-delà de la nuque, et forme au-dessus du front un
grand cylindre. Elle s'achève dans le dôme de chevelure dont
elle renforce l'armature. La pièce de sparterie du masque (cf.
M. H. Og.I9.4, fig. 2) mesure ainsi de la nuque à son extrémité
o,4,5 centimètre. Ce cylindre, de hauteur irrégulière,
forme chapeau. Des touffes de cheveux qui semblent déborder du
chapeau séparent celui-ci du couvre-nuque. Mais il arrive que ce
cylindre soit de dimension réduite (fig. 2), ou qu'on lui substitua
une large ligature de tresses, ou qu'il soit même supprimé
? Il n'est point cependant de masque complet qui n'en possède un
de belle proportion, sur lequel l'on a ajouté des ornements symboliques
: ovule, ruban natté, aigrette Un dôme de chevelure surmonte
toute cette construction. On aperçoit, à travers les parties
abîmées, l'entrecroisement de lianes de salsépareille
qui constituent la charpente de cet édifice. Les cheveux sont tantôt
en paquets, tantôt tressés, et toujours maintenus par des
ficelages dissimulés. ? Vieillard et Déplanche parlent de
chevelures figurées par des radicelles noires et brillantes'.
REVÊTEMENT. ? Le bas du masque est dissimulé d'abord par
une barbe carrée fixée sous le menton. Elle est formée
de tresses de cheveux mêlés de quelques fibres végétales.
Au?dessous est attachée la cordelière de poil de roussettes
qui borde à l'arrière le couvre?nuque. Elle forme ainsi
une manière de large tour de cou, auquel est suspendu un filet
aux mailles de o,o5 à o,o8 centimètres, portant sur le côté
les ouvertures des bras. Des paquets de deux à quatre plumes sont
ficelés, rapprochés, à ce filet qui disparaît
complètement sous leur épaisseur. Ces plumes sont presque
toujours celles du notou, grand pigeon insulaire à la robe d'un
brun sévère (Phoanorina Goliath Gray). Toutefois le plus
grand des masques du Musée de l'Homme semble avoir perdu son manteau,
auquel il a été suppléé par une collerette
de plumes de gallinacé (fig. g). Mais on peut observer que la cordelette
du tour de cou est recouverte aussi non de poil de roussettes, mais d'étoffe
européenne, tandis que dans la pièce de bois, le travail
de percement des trous dénote encore l'absence de l'outil moderne.
Il s'agit donc bien d'un masque ancien qui a subi une restauration.
INTERPRÉTATION DES ÉLÉMENTS DU MASQUE La description
du masque ne peut donner une représentation complète de
cet appareil si l'on ne cherche à comprendre la raison de chacun
des matériaux qui le composent. On a noté déjà
que la sculpture n'emprunte pas, comme matière, le bois classique
des sculptures calédoniennes, le houp. Il est souvent en doi, arbre
qui donne des fibres utilisées pour faire du filet, et qui fructifie
en baies abondantes recherchées par les notous. Le modelé
qui donne les grands nez crochus spécial aux masques anciens du
Nord ne se retrouve guère dans la sculpture ornementale calédonienne.
L'esthétique appuie moins sur la longueur du nez et sa courbe que
sur sa largeur et celle de ses ailes. Le volume de celles?ci arrive à
balancer celui de l'appareil nasal. Les ailes suffisent quelquefois à
donner sa valeur au nez tout entier. Technique qui procède du bas
relief et du dessin : deux narines étalées de chaque côté
d'une protubérance et le nez calédonien est manifesté
(cf. M.H. 23.2.16, fig. ii). Le nez en saillie des grands masques exige
au contraire une technique de rondebosse, or la ronde?bosse caractérise
la sculpture du nord de l'île et rattache celle?ci à la Mélanésie
du nord et à l'art papou. Détail important quand il s'agira
de rechercher l'origine des masques. Mais déjà ces deux
caractères de la matière et du modelé, suffisent
à distinguer le masque des autres pièces sculptées
du pays. Il reste une sculpture en marge de la tradition. Le cylindre
qui le coiffe est le tidi, chapeau que Portaient autrefois les notables,
et sur lequel se plaçaient des ornements, coquille blanche (cf.
M.H. 8o.39.4, fig. 9), élégante aigrette ou de petites breloques
de nacre qui représentaient chacune des clans alliés'. Un
beau tidi sur un masque est dès lors un indice de haute dignité.
Et l'énorme chevelure en dôme est faite des cheveux des deuilleurs.
Ces derniers sont les hommes qui ont veillé un parent mort jusqu'à
la décomposition complète du cadavre, et ont porté
dans la forêt sa dépouille squelettique. Ils ont, depuis
ce temps, observé des tabous nombreux, dont celui de leur chevelure,
tenue abritée sous un grand turban ovoïde. Ils ne poseront
ce monument qu'à la fin du deuil, deux ou trois années plus
tard, lors d'un pilou?pilou où cérémoniellement leur
chevelure devenue longue sera coupée et conservée. Patiemment
accumulées, ces mèches crépues seront mises un jour
en valeur sur un dôme de lianes entrelacées, le dôme
du masque. Peut?être figurent?elles là comme la trame d'une
pensée où morts et vivants se rejoignent. Au bas du visage,
l'ordonnance régulière de la barbe n'est pas un caprice
d'artiste. Elle reproduit la réalité. Les gens du nord de
l'île, de la région précisément d'où
sont venus les grands masques, portent de grandes barbes carrées.
Elles étaient, jadis, très soignées, tressées,
huilées, et conservées dans de petits paniers, qu'on enlevait
aux jours de parade dans les pilous. C'est bien cette barbe importante
qu'imitent les lourdes tresses nouées fixées sous le menton
des masques. Et au?dessous, le long vêlement de plumes a une couleur
foncée, que la faune calédonienne ne rend pas obligatoire.
Ce caractère sombre, a donc un sens. Effectivement, lorsque les
faiseurs de pluie agissent, Ils revêtent des plumes sombres, parce
que le noir appelle l'humidité. Dans les paquets magiques, ils
mettent des morceaux de filet, car le filet est frère de l'eau.
L'eau relève de l'élément féminin, parce que
c'est d'elle que naît la vie. Le nolou, dont les plumes sont choisies
pour le revêtement du masque, est lui?même un oiseau totem.
Est?ce à dire que toutes ces considérations entrent en ligne
de compte dans la contexture du manteau de plumes ? Nul Mélanésien
ne saurait le dire aujourd'hui, mais le manteau sombre est un vêtement
en rapport avec l'eau l'humidité, la vie. Aussi bien d'après
la légende, ces manteaux de masque ont pu être faits avec
une plante aux feuilles sombres croissant dans les lieux humides'. L'indigène
peut être effrayé de la figure étrange que présente
le visage; mais l'ensemble du masque, avec ses plumes, sa coiffe, ses
cheveux, rencontre en son âme des correspondances auxquelles une
simple description extérieure ne pouvait nous faire songer. LE
PORT DU MASQUE La façon de porter le masque n'a pas été
notée par les premiers observateurs, sans doute parce qu'elle ne
présentait aucune particularité. L'intérieur du dôme
et du tidi était bourré de palmes de cocotier, et de bourrelet
appuyant sur le crâne du porteur tenait l'ensemble suspendu, tandis
que le couvre?nuque avec les baguettes de Parmature, le faisait porter
sur les épaules. Le tour du cou, les ouvertures pour les bras,
contribuaient à le maintenir. Le masque contient encore dans son
dôme quelques restes de ce remplissage. M. Sarasin explique que
le masque était soutenu par une baguette de bois que le porteur
tenait dans la bouche. Il donne, dans son bel atlas, une photographie
où la baguette est apparente2. je n'ai pas eu confirmation que
ce fût le véritable mode de port du masque. Peut?être
s'est-il agi en celle photographie d'un expédient occasionnel pour
soulever le masque et maintenir la bouche à la hauteur des yeux.
Sarasin cite lui-même Garnier parlant du chant d'un homme masqué'.
Nous n'avons point de preuve que le porteur du masque fût condamné
au mutisme, comme il adviendrait si le soutien de l'appareil dépendait
toujours de la contraction des mâchoires.
L'USAGE DU MASQUE ET LES DROITS QU'IL CONFÈRE Des voyageurs ont
vu dans le masque un costume de guerre, un uniforme de messager secret,
le revêtement d'un homme nuisible et invulnérable. Nous ne
lui connaissons pas d'autre usage, dans les temps modernes, que celui
de déguisement dans les fêtes, " Cet horrible objet,
écrit l'un des plus anciens et sagaces observateurs de Nouvelle?
Calédonie, le père Lambert, ne sort de la fumée de
la case que pour servir d'ornement à une fête ". Sarasin
a compulsé les auteurs, et ils ont confirmé ce qu'il avait
observé lui-même et noté : " L'usage des masques
se limite aux fêtes... Patouillet mentionne, en décrivant
une fête des morts chez les Ounoua, un homme masqué, venu
de l'extrémité de l'esplanade, il marchait à reculons,
menaçant avec sa lance une trentaine de danseurs, faisant des farces
aux assistants, et les battant avec son bâton. Garnier a vu pendant
un pilou chez les Arama un homme masqué, venant du rivage de la
mer, reçu par des cris de joie, il dansa devant ses camarades qui
accompagnaient son chant avec des hurlements et des mouvements de lances
et de massues. Lemire parle d'un sorcier masqué assistant à
un pilou. Opigez dit qu'aux pilous le masque sert à l'amusement,
et Legrand rapporte qu'un guerrier masqué, placé devant
les autres, agite ses armes et donne le rythme aux hommes alignés
derrière lui. D'après Leenhardt, le masque apparaît
aux danses mimiques. Lambert l'appelle simplement une parure de fête.
D'après Brainne, aux grandes danses plusieurs hommes portent des
masques, ce qui est probablement exagéré. D'après
de Rochas, les hommes masqués jouent le rôle de clowns et
provoquent avec leurs mouvements grotesques une grande gaîté.
Delaplanche parle d'une pantomime avec des masques grossiers. Lambert
parle aussi des masques au pluriel. " Il va sans dire que cet homme
mystérieux dont le déguisement effraye les ignorants, et
amuse ceux qui savent, jouit de prérogatives. Sa rigidité
ambulante inquiète et le classe dans une série hors nature,
il est un anonyme étrange, hors du cadre social. Il en use pour
rompre avec les conventions, et prendre les libertés que donne
l'anonymat enveloppé d'un revêtement prestigieux : il menace,
tracasse les groupes de femmes, manie des pierres aphrodisiaques, apeure,
amuse, sans qu'aucune des actions qu'il a pu commettre ne lui soit comptée
comme une infraction. Ces droits cependant ne sont pas absolus. L'effet
du masque sur la foule peut provoquer des réactions hostiles et
des inimitiés, tandis que l'appareil met son porteur en état
d'injëriorité. Le père Lambert signale son insécurité
: " Le porte?masque, dit?il, quand il prend son grand costume si
propre à produire l'horripilation chez celui qui le voit pour la
première fois, ne serait pas sans courir quelque danger. Aussi
brandit?il une espèce d'abraxas pour se préserver. "
Mais celte réaction même prouve que le masque Peut être
pris au sérieux par le public, et que celui?ci conserve encore
des croyances qui l'empêchent de voi . r dans ce déguisement
une simple distraction profane. Un récit indigène très
simple parlant de l'incident du masque dans un pilou, nous donne l'impression
d'une foule de Houaïlou voyant le masque pour la première
fois : " Les Boewa dansèrent autrefois une danse d'imitation
pour les Misikoeo, lors d'un pilou à Meboeijeu, à Porodiva,
pays d'origine d'Aru jemi Kavisoibanu. L'un des danseurs coupa des roseaux
verts, les planta au lieu de danse, les lia ensemble pour imiter les ligatures
des cannes à sucre. Et les danseurs étaient là à
chanter en attendant. Mais Nekoiko, père du vieux Poma, grand?père
de Kakuruino Boewa, aperçut les roseaux. Il vint, les cueillit
et les emporta en voleur. Celui qui avait placé ces roseaux, le
maître, J'apercevant, courut sur lui et le battait. * L'autre de
pleurer : * ? Père, hélas! Hélas! père, viens
vite! * Mais ils avaient caché ce masque dans la forêt proche
du lieu de danse. Personne, à cette époque, ne connaissait
et n'avait vu de masques. Ce masque, c'était le vieux Meja, maître
de la demeure de Nekoe, homme du clan Boewa aîné, qui l'avait
pensé. " Quand celui qui avait le masque en sa possession
entendit les pleurs de l'enfant, il enfila le masque, lia à son
poignet gauche une grande banderole, ramassa une massue bec de tortue,
fit un faisceau de sagaies, tandis que le pleureur, au milieu de la danse,
pleurait à s'en trouver mal, car celui qui l'avait battu l'avait
rossé à fond. " Alors le porteur de masque accourut,
et se tint debout au lieu de danse' menaçant. Foule des danseurs,
public, ne reconnaissent plus le nom du chef. Surpris, effrayés,
ils fuient à toute allure, ils n'ont jamais vu chose pareille,
ils croient qu'il s'agit d'un dieu. " Mais quelques hommes au courant
de la chose courent vers eux et les arrêtent : " ? Ne craignez
rien. Il ne s'agit pas d'un dieu, mais d'un masque de plumes d'oiseau.
" ? Plumes d'oiseau pareilles? disent?ils. Cela nous fait trembler.
Nous n'avons jamais rien vu de semblable. " C'est le vieux Meja qui
a cherché et trouvé la fabrication du masque, il n'en existait
pas auparavant. Il en a pris la technique dans un rêve. Il vit,
comme il était couché, un dieu en plumes d'oiseau nommé
Gomawé, dieu totem des Nesou et des Boerheavo à Neovin Monéo.
Voilà comment Meja fit le masque de plumes d'oiseau que l'on revêt.
" (Traduction d'un récit écrit par l'ancien sculpteur
de masques Boesoou.) On a compris qu'il s'agit, dans ce récit,
d'une représentation théâtrale : un vol de canne à
sucre, et l'intervention d'un dieu en faveur de son enfant voleur châtié
trop sévèrement; l'intervention d'un être que sa puissance
met au?dessus de la justice. Le masque est ici une manifestation de puissance.
Mais cette puissance était due à la surprise et à
la nouveauté. L'on devine qu'une autre ftis, le masque n'effraiera
plus, il deviendra un divertissement. Pour l'instant, le vieux Meja avait
rêvé du dieu totem Gomawé, qu'il avait probablement
vu chez ses voisins de Néavin, de l'autre côté de
la haute montagne qui sépare cette vallée de celle de Houaïlou,
Neshakoia, où se déroule la scène. Mais cette image
du dieu n'a rien de sacré, puisqu'on crie à la foule apeurée
qu'il ne s'agit que de plumes d'oiseau. Le masque joue déjà
dans ce théâtre un rôle de deus ex machina. Et cela
corrobore entièrement les dires des observateurs : il est un accessoire
des fêtes, un déguisement théâtral. Il comporte
aussi tous les privilèges et les dangers des déguisements,
qui, au milieu du public, exigent de leur porteur autant de tact que d'audace...
Maurice Leenhardt
INTRODUCTION (Retour)
Calédonie sombre et terrifiant, aurait peu attiré l'attention
des connaisseurs sans l'intervention de Maurice Leenhardt, qui lui consacra
des développements' qui transcendaient largement son apparence
matérielle. En particulier, une plaquette peu connue, épuisée
aujourd'hui, le N° 6 du Bulletin du Musée d'Ethnographie du
Trocadéro, comporte une description détaillée de
la technique de construction du masque, sur laquelle il n'y a pas lieu
de revenir. Nous la reprenons donc intégralement ici, la considérant
comme un modèle du genre. Qu'on y voit là une forme de dédicace
à notre maître, en même temps que, par les questions
posées, la justification de notre recherche.
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