PREFACE (retour)
Ma mère naquit le 20 avril
1860. Elle était la troisième fille de la Princesse Ariioehau,
la princesse de la Paix, et d'Alexandre Salmon dont le mariage n'avait
pu avoir lieu que grâce à l'appui de la Reine Pomare IV,
cousine et sur d'adoption de ma mère. Pomare suspendit à
cet effet pendant trois jours une loi édictée par les missionnaires
en 1835, loi qui interdisait toute union entre étrangers et indigènes
dans le but d'empêcher quiconque de prendre influence dans le pays
au détriment des missionnaires. Suivant la coutume, ils reçurent
pour nom de mariage celui d'Ariitaimai, prince venu de la mer, Alexandre
Salmon, anglais, étant venu par la mer. " Quand arriva mon
tour d'être envoyée à l'école, écrira
Marau dans ses " Souvenirs ", encore inédits, Narii,
un de mes frères se trouvait en Australie, à Sydney, ainsi
qu'Arthur, l'aîné de mes neveux Brander. Ma mère,
dont j'étais, je crois, la préférée, décida
de m'y mener elle?même avec Moetia, une de mes aînées
qui précédemment expédiée en Angleterre, avait
tant pleuré qu'on avait du la renvoyer. Nous emmenions aussi avec
nous ma plus jeune sur Pri... Nous nous embarquâmes sur le
" Tauera ", et relâchâmes, entre autres, à
l'île de Vaitutaki, archipel Cook, dont le très vieux Roi
Niu Mauatini avait eu la surprise de voir ses dents repousser après
les avoir toutes perdues... " Arrivées à Sydney, ma
mère prit un appartement dans Macquarie street... pas loin du "
Young Ladies College " de Miss Flower où nous fûmes
installées comme pensionnaires sitôt après son départ...
C'était en 1869, comme je venais d'atteindre ma neuvième
année. " Je me rappelle encore la curiosité de nos
petites camarades quand elles nous virent arriver avec la belle princesse
tahitienne, notre mère, qui avait un si grand air. Mais j'ai conservé
très peu de souvenirs de mon temps de pension, n'étant pas
de celles qui le tiennent pour le meilleur de leur vie... Ce qui me déplaisait
le plus c'était d'être plongée de bon matin dans un
bain d'eau froide, en plein hiver. Après quoi on déjeunait
et on allait faire une marche avant de se mettre au travail. Une autre
de mes aversions était le mouton, pourtant excellent en Australie...
Pendant les vacances, nous allions dans les Montagnes Bleues... Il y avait
beaucoup de chats, espèce d'animal qui m'est en horreur... Je suis
restée à Sydney jusqu'en 1873... " A peine Marau était?elle
de retour dans son île, que des envoyés de Kamehameha, roi
des îles Hawaii, vinrent demander sa main pour son fils cadet, le
prince Liliohoku. Suivant la coutume sa mère, Ariitaimai, réunit
la famille pour la consulter sur la réponse qu'il convenait de
faire. La Reine Pomare IV qui en faisait partie s'opposa formellement
à ce qu'on la laissât partir, déclarant qu'elle la
voulait pour son second fils, devenu son héritier depuis la mort
de l'aîné. C'était, comme on le sait, la constante
politique des Pomare. De race étrangère au pays, ils éprouvaient
le besoin de s'allier le plus étroitement possible avec notre famille
afin que son autorité et ses titres ancestraux vinssent, en quelque
sorte, légitimer l'usurpation que les circonstances et l'appui
des Missionnaires leur avait jadis permis. Ariitaimai, se souvenant que
son mari n'avait jamais voulu donner sa fille Titaua au fils aîné
que la reine avait perdu, non plus qu'une autre fille, Moetia, à
son cadet, mais ne voulant pas non plus blesser sa sur d'adoption
par un refus péremptoire, s'en remit à la décision
du conseil de famille lequel finit par céder aux instances répétées
de la Reine. Et voilà comment, sans avoir seulement été
consultée, Marau fut fiancée au futur roi de Tahiti, âgé
de 36 ans, alors qu'elle n'en avait pas encore 15. MARIAGE Ce fut le 28
janvier 1875, trois mois avant ses quinze ans, qu'eut lieu le mariage
de Marau avec S.A.R. Ariiaue, second fils de la Reine Pomaré et
son héritier probable. La fête dura douze jours. Vingt?deux
districts de Tahiti et de Moorea y prirent part, sans compter les gens
des îles Sous?le?Vent, des Tuamotu et d'ailleurs. Un navire de guerre
avait été chercher les envoyés des îles distantes.
" Les autres détachements arrivaient dans de grosses embarcations
flanquées de pirogues plus légères, toutes chargées
à couler bas de monde, de provisions et de cadeaux... Elles s'annonçaient
du plus loin par des batteries effrénées d'énormes
tambours en peau de requin et de " toere "... Nous reconnaissions
chaque district au son particulier de ses grands tambours ". Dès
leur arrivée, les divers districts se rendaient à leur cantonnement.
Là, ils avaient vite fait de se construire des abris " car
nous étions en pleine saison des pluies. Le temps de revêtir
les costumes préparés tout exprès, à la mode
ancienne, de charger coquettement les présents, et l'on se rendait
au palais pour la salutation et la présentation des aliments avec
un cérémonial dont l'étiquette remontait aux âges
immémoriaux ". Les orateurs des districts commençaient
par saluer la reine en débitant avec emphase son faateni, sa glorification;
on rappelait les noms et les titres de chacun dans la langue fleurie spéciale
des arii. " Voici celui de ma grand?mère Arii Manihinihi,
princesse de Moorea, où elle portait le nom d'un de ses ancêtres,
Marama, la lune, mot changé depuis en " avae " dans la
langue commune. Marama est le arii sacré qui se tient au haut du
ciel, La femme devant laquelle on se prosterne sur les marae Eimeo et
Nuurua Par la puissance de Taaroa et de Tane, les dieux primordiaux Le
Arii qui revêt le vêtement rouge des dieux sur le marae Tefano
Le Arii entouré d'arc?en?ciel sur la marae Punaaula... Vous êtes
la petite?fille de Raamaurirere ? l'astre soleil qui se meut Vous êtes
un arii prééminent Le arii des traînées rouges
du ciel La femme qui mange la cervelle des dieux sur le Marae Atituahine
La femme qui mange les yeux des dieux sur le marae Tefano. Suivait, dans
le même style, l'énumération des provisions offertes,
avec l'indication des donateurs et des provenances. Il y avait là
des régimes de bananes qui avaient été " préalablement
enfouis dans des silos chauffés, afin de leur donner une belle
coloration dorée qui les rendit plus dignes d'être offerts
à la Souveraine... Les femmes de Moorea avaient apporté
de longues bandes de franges blanches et jaunes fabriquées avec
l'écorce de " purau " et destinées à l'ornementation
des salles de festin et de bal. Tout de rouge habillées, elles
les tenaient à hauteur d'épaule, et leur marche fière
et rythmée par les tambours ressemblait à quelque procession
de danseuses sacrées ". " Après réponse
par l'orateur de la Reine, le " himene " de présentation
était entonné par tout le district qui se retirait ensuite
en bon ordre, cependant que les " teuteu ", serviteurs du palais,
enlevaient prestement les provisions qui venaient d'être déposées,
aidés par quiconque voulait profiter du droit qu'avait chacun de
se servir luimême de ce genre d'offrandes appelées "
maa haru ", le manger qui s , attrappe ". Les orateurs rivalisaient
d'éloquence... " Je revois encore celui de Paea. De petite
taille, nerveux, la figure barrée d'une paire de moustaches blanches
qui tranchaient fortement sur son teint bistré. Il était
revêtu d'une sorte de puncho jaune et rouge, le " tiputa "
d, autrefois agrémenté de bandes noires ". Il dit à
la Reine: " En réponse à votre invitation, nous avons
dépouillé les montagnes du sommet à la base, dévasté
nos plaines du pied des collines jusqu'au bord de la mer. Celle?ci a été
mise à contribution. Notre district n'est plus qu'une solitude.
Vous avez devant vos yeux sa population tout entière : hommes,
femmes, enfants accourus pour partager votre joie de souveraine ".
" La Reine Pomare, son fils, moi, les deux familles et un certain
nombre d'invités, nous nous tenions sous la vérandah. Le
défilé se prolongea durant deux journées consécutives.
Assise sur sa natte, jambes croisées, la tête penchée
en avant, la reine semblait indifférente à tout ce qui se
passait autour d'elle. Mais son attitude dissimulait mal son émotion
". Le mariage lui?même, le repas qui suivit et le bal furent
des cérémonies réglées à l'européenne.
Orpheline, Marau est conduite par le capitaine Dunett, vieil ami de la
famille et son subrogé tuteur. Elle porte une robe de satin blanc
sans aucune espèce d'ornement, avec un long voile blanc d'une grande
finesse. Elle sera mariée trois fois : une fois par l'officier
de l'Etat civil, une seconde par le ministre protestant, le pasteur Vernier,
et une troisième par le ministre protestant anglais, Mr Green.
La lecture des actes prit un temps considérable. " Mais surtout
fut remarqué, dit un compte rendu de l'époque, la grâce
du E, oui ! prononcé par la princesse qui l'a accentué avec
cet admirable mouvement de tête par lequel les tahitiennes expriment
l'assentiment avec tant de charme... La bonne Reine s'est montrée
vivement émue et a caché ses larmes derrière son
éventail ". Mais la tradition tahitienne reprend avec l'offrande
des cadeaux que les indigènes apportent en interminable file indienne.
" C'est mon oncle Maheanuu, à la tête du district de
Faaa, qui ouvre la marche. Il est revêtu d'un superbe " tiputa
" entièrement garni de " revareva ", lamelles intérieures
de la feuille naissante du cocotier, qui forment des flots de rubans d'une
blancheur et d'une légèreté sans pareille. Parvenu
devant moi, il s'en dépouille pour le placer sur mes épaules...
mais je me hâte de le passer à quelqu'un d'autre, ainsi que
tous les vêtements dont je vais me trouver gratifiée à
profusion... Inlassablement les indigènes montent et descendent
l'escalier, apportant des présents de toutes sortes. Je n'en finirais
pas si je voulais dire tout ce qui nous a été présenté:
perles des Tuamotu que je distribuai autour de moi, à l'exception
d'une seule, en forme de poire, gardée en souvenir, mais perdue
peu après, bois travaillé, modèles de pirogues, bijoux
fabriqués par des Chinois avec des boursouflures d'huîtres
perlières ou des motifs en corail rouge, couronnes en plumes rouges
et jaunes, couleurs qui jouaient chez nous le même rôle que
la pourpre ailleurs, rouleaux de nattes, depuis les gigantesques jusqu'aux
minuscules, ce qu'on appelait " ruru ", ballot, cadeau spécialement
réservé aux " arii "; tapa, " tifaifai ",
colliers en coquillages ou en graines enfilées, couronnes de fleurs
naturelles ou artificielles par centaines, flots de " revareva ",
chapeaux en toute espèce de paille... enfin tout ce que nos Îles
ou notre artisanat produit de plus précieux "... " Après
dîner, il y eut un grand bal, dansé à l'européenne,
dans le palais mais à la tahitienne tout alentour par une de ces
nuits comme on n'en voit que chez nous, avec une lune à son déclin
que n'éclipsaient pas trop les étoiles et cette fraîcheur
délicieuse qui tombe le soir de nos montagnes. De temps en temps,
la Reine exigeait que je valse seule avec un bon cavalier, pour voir danser
" la bru de Tahiti " comme elle se plaisait à dire. "
Les réjouissances se continuèrent encore pendant les deux
journées suivantes... Je n'exagère rien en disant qu'elles
furent inoubliables "... et, aujourd'hui, nous pouvons ajouter, historiquement,
sans doute, la dernière grande cérémonie du Tahiti
d'autrefois. DIFFICULTES CONJUGALES Ce mariage, aussi disproportionné
par l'âge que par une éducation totalement différente
était voué à l'échec. Le caractère
respectif des conjoints ne facilitait pas non plus la bonne harmonie du
ménage. Puisque je vous parle de ma mère, et que je ne saurais
passer sous silence certains événements historiques si intimement
liés à sa vie, je ne pense pouvoir mieux faire que de puiser
dans ses " Souvenirs " recueillis, par moi en 1932, pour vous
les faire raconter par elle?même. " Le prince s'étant
bientôt livré à des déportements tels qu'il
me devint très vite impossible de les tolérer. Leur accumulation
me fit, à la longue, demander le divorce prononcé en ma
faveur par le jugement du tribunal civil de Papeete en date du 25 janvier
1888. On comprendra le scrupule auquel j'obéis en ne rapportant
pas mes griefs ici, de même qu'en m'abstenant de reproduire le dispositif
où ils sont reproduits. Mais mon mari et moi, n'avions pas attendu
les formalités judiciaires, de récente importation à
Tahiti, pour reprendre tous deux notre complète indépendance,
? comme cela se pratiquait autrefois chez nous. " La Reine [Pomare]
avait du reste été la première à me retirer
de chez son fils, où je m'étais installée lors de
notre entrée en ménage, pour me prendre chez elle et m'y
donner un appartement de trois pièces, meublées par elle?même
avec la prévenance qu'elle me témoignait en toutes circonstances.
Pas plus qu'elle ne manqua jamais de m'emmener avec elle, cherchant à
me divertir et à me faire oublier les torts du Prince... "
Malgré la bienveillance de la Reine à mon égard,
on comprend que la vie au palais ne fut pas toujours gaie pour moi...
Je lisais beaucoup ou m'amusais à tresser des chapeaux, à
confectionner des " tifaifai "... J'allais volontiers me baigner
dans la rivière de la Fautaua... chantée par Loti. On s'y
rendait généralement en pique?nique pour passer là
une partie de la journée avec de quoi faire la cuisine à
la tahitienne, et le bain en commun était une de nos réjouissances
favorites... " Le temps n'amenant aucune amélioration, au
contraire, dans les rapports entre mon mari et moi, je m'étais
retirée chez ma mère, dans la grande maison en face du palais
que j'occupe encore. Mais la Reine ne m'en conservait pas moins toute
son affection, et il ne se passait guère de jour sans que nous
allions la voir ou qu'elle vint nous surprendre. Elle était généralement
accompagnée par deux jeunes suivantes, dont l'une portait son tabac.
Je me souviens avec émotion d'une fois où nous la vÎmes
arriver trottant menu et vite comme d'habitude, la tête baissée
toujours, et relevant de sa main un coin de sa robe qu'elle portait longue,
de sorte que ses pieds nus étaient découverts jusqu'à
la cheville. On la saluait au passage, mais elle se contentait de répondre
par un signe de tête sans la redresser. Lorsqu'elle fut chez nous,
elle s'assit près de moi et me fit signe de faire partir nos suivantes.
Après leur départ, elle me tendit deux petits rouleaux contenant
en pièces d'or, la modeste somme de cinq cents francs qu'elle m'allouait
tous les mois, pour mes dépenses personnelles et me dit : "
Je viens de passer chez Maria, la marchande de nouveautés, elle
a reçu de belles étoffes de soie. Je lui ai annoncé
votre visite, allez?y et choisissez ce qui vous plaira, c'est moi qui
vous l'offre ". " D'autant plus touchée de sa bonté
que je connaissais très bien ses embarras d'argent, je l'embrassai,
ce qu'elle ne tolérait que de très peu de gens et la remerciai,
répondant que je n'avais besoin de rien. ? " Si, si, insista?t?elle,
je le veux. Il va bientôt nous arriver des bateaux de guerre. Il
y aura des réceptions et je tiens à ce que vous soyez la
plus belle. Seulement n'en dites rien à Moe ni à la femme
de Teriitapunui ? ses deux autres belles?filles ? qui sont jalouses de
vous. " Pauvre Reine ! Ses seuls moments de détente étaient
ceux qu'elle passait en compagnie de ma mère chez qui elle venait
volontiers prendre ses repas et coucher, et je les entendais rire ensemble,
ce qui n'arrivait pas souvent à Pomare Vahine, même avec
ses enfants. Quand j'étais restée quelque temps sans aller
la voir, elle m'envoyait chercher : ? Pourquoi ne venez?vous pas ? me
demandait?elle. C'est à cause de lui (mon mari) ? N'y faites pas
attention et venez tout de même. " MORT DE LA REINE POMARE
" Le 17 septembre 1877, de très bonne heure le matin, on vint
appeler ma mère de la part de la Reine, et comme nous n'étions
pas à la maison, ni elle ni moi, trois messagères furent
expédiées pour nous prévenir que la Reine était
très mal et nous demandait d'urgence. Nous courûmes au palais
où nous la trouvâmes affalée sur un canapé
et déjà sans connaissance. Ma mère l'appela à
différentes reprises mais ne put en retirer qu'une sorte de gémissement
inarticulé... Elle déchira sa robe de haut en bas, et, suivant
notre pratique, se mit à la masser avec de l'huile de coco, pendant
qu'on allait chercher un médecin. Nous apprîmes alors qu'elle
était allée comme d'habitude faire ses ablutions matinales...
et que c'était en remontant de là qu'elle avait été
prise d'une défaillance. Le chef du service de santé et
son second arrivèrent sur les entrefaites, mais ne purent rien
pour la ranimer, nous déclarant qu'elle succombait à une
crise cardiaque. Elle était dans sa soixante?cinquième année
et la cinquante?et?unième de son règne... " "
Avant la levée du corps, il y avait eu toute la suite des "
faateni ", glorification et discours prononcés par les chefs
des districts, ou leurs orateurs, pour saluer la Reine une dernière
fois. Ces chefs étaient encore des chefs héréditaires,
descendant des " arii " qui étaient restés plus
ou moins indépendants jusqu'à l'avènement des Pomare,
et leurs districts les tenaient pour non moins nobles et sacrés
que ces derniers ". Parmi les discours prononcés à
l'occasion des funérailles de Pomare vahine, l'orateur de Moorea
s'était exprimé ainsi : " 0 Punuateraitua ? un des
noms portés par la Reine à Moorea ? vous voilà en
allée ! Et vous, Tahiti, voilà que vous êtes maintenant
comme une pirogue sans balancier, devenue le jouet des flots Vous n'avez
plus d'autre secours que Dieu... " Ces paroles furent rapportées
au commissaire de la République qui m'en demanda le sens. Je lui
expliquai qu'il s'agissait d'une simple image familière aux Tahitiens.
Mais, en réalité, et je ne le sus qu'après, c'était
un indice qu'il y avait une sorte d'inquiétude parmi les chefs
et jusque dans le peuple, au sujet de ce qu'allait devenir le pays après
la disparition de la Reine. UNE SUCCESSION DELICATE " Malgré
ma répugnance à parler désavantageusement de mon
mari, je vais être obligée d'entrer ici dans des détails
sans lesquels on ne comprendrait pas les faits qui s'ensuivirent. "
Le prince Ariiaue avait pris la fâcheuse habitude de s'enivrer en
compagnie de mauvais sujets européens avec lesquels il se livrait
en public à des fantaisies du plus mauvais goût, intolérables
de la part d'un homme de son âge, 38 ans, et appelé à
régner. " Une fois, il avait causé un tel esclandre
nocturne dans le palais même de sa mère, que le peuple s'était
ameuté alentour et manifestait bruyamment son mécontentement.
Prévenu, le commissaire de police s'était cru autorisé
à intervenir et à arrêter le prince. Désavoué
pour la forme, ce fonctionnaire avait été peu après
réintégré dans son poste, ce dont la Reine avait
cru devoir se plaindre au Président de la République. "
Pour ce qui est du reste, je m'abstiendrai d'en rien dire, vu que nous
avions tous deux repris notre liberté. Mais les chefs se demandaient
avec anxiété ce qu'il adviendrait de Ariiaue et de sa succession,
maintenant que soustrait au contrôle de sa mère. Leur réunion
à Papeete pour les obsèques les mit à même
de s'entretenir de leurs craintes et, après en avoir délibéré
ensemble, ils vinrent proposer à ma mère de me désigner
pour succéder à Pomare IV, au lieu et place de son fils.
Mais, fidèle à la ligne de conduite toujours suivie par
notre famille depuis Tati, ma mère s'y refusa absolument. Us chefs,
dont le consentement avait été jusque?là nécessaire
pour les actes iraéressant le pays tout entier, et en particulier
pour la nomination d'un roi ou d'une reine, allèrent trouver mon
mari. Ils lui déclarèrent qu'ils mettaient à son
élévation la condition formelle qu'il reprendrait la vie
commune avec moi, après avoir renvoyé ses maîtresses.
Et le roi accepta. " L'amiral Serres, qui faisait alors fonction
de Commissaire de la République à Tahiti agit avec autant
de rapidité que de vigueur. Il rassembla l'Assemblée législative
et lui demanda d'acclamer Ariiaue, Roi de Tahiti, de Moorea et dépendances.
Ce qui fut fait. " Avec sa fermeté de marin éprouvé,
il avait su arrêter un mouvement de dissidence dont nul ne pouvait
prévoir les suites, et personne ne fut plus heureuse que moi d'échapper
au sort dont j'avais été un Instant menacée, celui
de devenir Reine. " Notre réconciliation avec le Roi fut suivie
de la naissance de ma fille aînée, la Princesse Teriinui
o Tahiti Pomare venue au monde le 9 mars 1879. Suivant la coutume j'avais
été faire mes couches chez ma mère, et fus amenée
à y rester, le Roi ayant repris ses anciennes habitudes. Quand
le m'en plaignais, il me répondait : * ? Qu'est?ce que cela peut
vous faire ? N'êtes?vous pas la Reine ? * Mais, bien que de nouveau
séparés, les choses seraient demeurées telles qu'elles,
si l'administration locale n'eut songé à transformer le
protectorat en annexion pure et simple. " L'ANNEXION La Reine Marau
ne participa en rien aux préparatifs de l'annexion. On peut même
dire qu'elle fut soigneusement écartée de toute cette affaire.
Avec sa mère, elle avait cependant été convoquée
à la réunion de chefs qui prépara la déclaration
d'annexion. " Nous rentrâmes à Papeete la veille de
l'assemblée et, le lendemain matin, un certain nombre de chefs
et de cheffesses vinrent prendre ma mère pour se rendre au gouvernement
avec elle. A la porte, se trouvait M. Caillet, ancien lieutenant de vaisseau
et directeur des Affaires Indigènes. Il déclara à
ma mère et à ceux qui l'accompagnaient qu'ils pouvaient
s'en retourner, la réunion étant déjà terminée.
Très étonné, le petit groupe revint chez ma mère.
Mais quelle ne fut pas notre surprise, à tous et à toutes,
en entendant bientôt tirer des coups de canon; c'était pour
saluer le pavillon de la France, que l'on était en train de hisser
en remplacement de celui du protectorat. L'acte d'annexion venait d'être
signé par le Roi et par un certain nombre de chefs. " Nous
ne tardâmes pas d'apprendre que l'un d'eux, Maheanuu, en voyant
ma mère arriver, avait été parler à l'oreille
du Commissaire de la République : " Si cette femme entre ici,
il n'y aura rien de fait, c'est moi qui vous en réponds. Un mot
d'elle, et tout est par terre. Il faut absolument que vous trouviez un
moyen pour l'empêcher d'entrer ". " C'est alors que M.
Caillet avait reçu mission de la renvoyer sans plus de façons.
Sur quoi les membres de la réunion, intimidés par la présence
du Commissaire de la République et de son aide de camp, endoctrinés
par Maheanuu et, comme tous les indigènes, incapables de résister
à une autorité établie, ne sachant pas lire pour
la plupart et ne comprenant pas très bien ce dont il s'agissait,
se fiant comme ils font encore à la bonne foi de ceux qu'ils sont
accoutumés à respecter, furent amenés à signer
un acte dont la plupart ignoraient la teneur, ainsi qu'ils me ravouèrent
par la suite. " Ce fut seulement en voyant son pavillon amené
que Pomare comprit la portée de ce qu'il venait de faire. Il vint
s'effondrer en larmes chez ma mère. ? " Comment avez?vous
osé ? lui cria?t?elle sur un ton de sévérité
qu'elle n'avait jamais encore employé vis?à?vis de lui.
De quel droit avez?vous disposé de ce qui ne vous appartenait pas,
à vous, un Paumotu! " ? Mais aussi, pourquoi n'est?elle pas
venue quand je l'ai appelée ? dit le Roi en me montrant. Et vous-même
pourquoi n'êtes?vous pas venue à la réunion ?... "
C'est ainsi qu'apparurent les mobiles que le Commissaire de la République
avait eu l'art de faire jouer pour arriver à son but. Mais le plus
actif de tous, sans contredit, fut la pénurie d'argent du Roi,
devenue telle qu'il n'y avait eu besoin que de lui promettre de porter
sa liste civile à 60.000 francs par an, la moitié de la
somme précédemment offerte par le Commandant Planche. "
Signé le 29 juin 1880, l'acte d'annexion fut intitulé :
" Déclaration du Roi Pomare V consacrant la réunion
à la France des îles de la Société et dépendances
". VOYAGE A PARIS Le séjour de ma mère en France, à
la fin de l'hiver 1883?84, peut être compté comme un des
plus agréables souvenirs de son existence. Elle fit le voyage par
l'Amérique, avec deux de ses neveux Brander qui se rendaient en
Angleterre. Elle fut reçue à Paris avec infiniment de courtoisie;
et, bien que d'abord un peu dépaysée, elle fut bientôt
tout à fait conquise par le charme de la capitale. On lui donne
un amiral comme chaperon et on lui accorde une dame d'honneur qui la "
conseille utilement et lui évite de se laisser circonvenir "
par des importuns. Elle retrouve de nombreux amis connus à Tahiti.
Elle est admise et fêtée partout. Sa dignité naturelle
est appréciée; ses robes et ses perles font l'objet d'échos
dans les feuilles mondaines qui publient sa photographie. Elle voit tout
le monde, de la Comtesse de Paris qui lui parle en Reine, à Mme
Grévy qui, au cours d'un dîner à l'Élysée,
se vante d'avoir vendu pour 250 francs de choux dans sa maison de campagne.
Elle tient à tout voir " de Notre?Dame aux égouts ".
Félix Faure l'introduit même à la Banque de France
et lui met entre les mains " 50 millions de francs, qui n'y furent
malheureusement pas laissés ". Elle prend goût à
la cuisine et aux vins de France. A Fontainebleau, on me fit déjeuner
à l'hôtel de France et d'Angleterre, et je me régalais
surtout avec des huîtres de Marennes et des asperges. Et le bon
pain en flûtes ainsi que l'excellent beurre de Normandie! Mais je
n'en dirai pas autant de l'eau, laquelle n'a pas la même pureté
que la nôtre. Aussi je buvais généralement de la tisane
de champagne ou du cidre. Et j'y prenais tellement goût qu'on dut
me mettre en garde contre leurs effets ". Marau, à la fois
" ravie et intéressée " emportait un souvenir
merveilleux de son séjour à Paris. Mais plus que les splendeurs
des réceptions et la beauté des spectacles, la toucha la
visite d'une inconnue et le simple don d'un bouquet de violettes. Elle
avait eu l'occasion d'aider à Papeete la femme d'un militaire qui
attendait son départ pour rentrer en France. " Enceinte et
près d'accoucher elle venait laver son linge dans un petit lavoir
en plein air non loin de chez moi, pendant que ses enfants, ? elle en
avait déjà une ribambelle, ? ramassaient des mangues tombées
à terre. Mes gens en avaient eu pitié et leur apportaient
à manger. Un beau jour elle disparut et on apprit qu'elle avait
accouché et restait dans une pauvre case dénuée de
tout. J'allai la voir, et lui fis envoyer un matelas et diverses choses
dont elle avait le plus pressant besoin. Puis elle était partie
par le transport et je n'en avais plus entendu parler. Etant à
Paris, or me prévint à l'hôtel qu'une dame et une
petite fille demandaient à me voir en donnant un nom qui m'était
totalement inconnu. Elle insista tellement que je finis par la recevoir,
et qui est?ce que je vis entrer ? la mère et l'enfant que j'avais
eu le bonheur de pouvoir secourir quelques années auparavant. Elles
ne demeuraient pas à Paris même; mais ayant entendu parler
de ma venue en France, elle et sa fille avaient fait une longue route
à pied pour venir me saluer et m'apporter un petit bouquet de violettes
que l'enfant tenait à la main. J'en fus touché aux larmes
". VISITE DE LA REINE DE RAROTONGA " Rentrée dans mon
pays après les éblouissements de Paris, il me fallut un
certain temps pour me remettre au petit train de la vie qu'on y mène.
C'est alors que la reine Makea de Rarotonga, une des îles Cook,
passa par Tahiti au retour d'une visite en Nouvelle?Zélande. Accompagnée
de son mari, roi d'Atiu, une autre île du même archipel, et
d'une suite nombreuse, elle était descendue chez des sujets à
eux, venus ici comme travailleurs et formant un petit village sous les
cocotiers, un peu plus loin que la pointe de Fare Ute. " Surprise
qu'elle n'ait pas été reçue par le Roi, ma mère
s'informa et apprit que celui?ci s'était enfui de Papeete pour
se dérober aux frais qu'eût entraînés une réception
suivant nos usages, lesquels exigeaient que l'on traitât ses hôtes
le plus largement possible. Sans plus attendre le Roi, ma mère
résolut de lui faire la réception d'usage avec le concours
de toute sa famille. Sur ses ordres, quatre grandes prolonges furent envoyées
de Papara, chargées à plein du produit de nos terres, sans
compter les cochons traditionnels, tandis que nous réunissions,
à Papeete, ballots d'étoffes européennes et des nattes
en quantités suffisantes. " Assise, seule, sur une natte particulière,
Makea se montra profondément touchée de cette démonstration.
Elle en pleurait tout haut, aussi bien pendant le discours que pendant
le défilé des porteurs et porteuses, les uns en pareu rouges
et tricots blancs, les autres en robes pareilles et tous couronnés
de fleurs. Ce, tandis que criaient éperdÛment les cochons
liés par les pattes et suspendus à des bâtons, et
que, accompagnement obligatoire de nos fêtes comme de nos deuils,
de jour comme de nuit, se faisait entendre le monotone et sourd grondement
de la mer contre le récif alentour. " A la suite de quoi nous
nous liâmes avec Makea, qui dut attendre assez longtemps un bateau
pour la ramener chez elle. Un jour, son mari devina chez moi le commencement
d'une grossesse, et retint l'enfant à venir : " Pour nous
deux! " réclama sa femme. ? C'est ainsi que, en outre de ses
noms tahitiens, ma seconde fille reçut celui de Takau " teupoko
nariki ", d'une appellation de Rarotonga signifiant Takau, la tête
des arii. " Jalouse de nous rendre notre hospitalité, Makea
invita sa filleule à aller la voir dès qu'elle serait en
âge de le faire et lui prépara une réception vraiment
princière. Mais elle me réclama aussi et de telle façon
que je finis par prendre un petit vapeur qui, en route, devait s'arrêter
à Mangaia pour charger des oranges. A Rarotonga, je trouvai Makea
jouissant de toutes les prérogatives attachées à
son rang, car elle n'avait pas encore donné son pays à l'Angleterre.
Le dimanche, avant l'office, elle venait s'asseoir avec sa famille sur
un grand banc en tamanu massif placé dans l'enceinte du temple,
voisin de sa résidence, et tous ses sujets venaient lui baiser
le pied et se ranger derrière elle, en attendant la cloche pour
rentrer dans l'église à sa suite. " MORT DE POMARE
V " En 1891 ce fut la mort du Roi. Se sentant très malade,
et me croyant rentrée de Moorea, il m'avait fait demander à
plusieurs reprises, car nous avions, malgré tout, conservé
de bonnes relations, et tout ce qu'il a fait contre moi lui a été
suggéré par des Européens intéressés
à notre mésentente. Nous étions du reste parents,
lien beaucoup plus fort chez nous que celui du mariage. " Mais ne
me doutant de rien, je m'étais attardée à Moorea
et n'en rentrait que comme il venait d'expirer. J'allais aussitôt
m'occuper moi?même d'installer sa chambre mortuaire, opération
dans laquelle Gauguin me surprit, comme il l'a écrit dans "
Noanoa ", à l'occasion de la décoration du palais,
lors de la mort du roi Pomare V... " Là, je vis la reine Marau,
tel était son nom, ornant de fleurs et d'étoges le salon
royal. Comme le directeur des travaux publics me demandait un conseil
pour ordonner artistiquement le décor funèbre, je lui indiquais
la Reine, qui, avec le bel instinct de sa race, répandait la grâce
autour d'elle, et faisait un objet d'art de tout ce qu'elle touchait ".
Le Roi laissait une soixantaine de mille francs de dettes, que l'administration
française se refusa à payer. Les héritiers n'ayant
pas de quoi le faire, vendirent d'abord le domaine d'Afaahiti, à
Taravao, mais comme cela ne fut pas suffisant il fallut se décider
à vendre le palais et tout ce qu'il contenait, y compris les cadeaux
et souvenirs envoyés par Louis?Philippe, l'empereur Napoléon
Ill et divers présidents de la République. J'en rachetai
autant que nie le permettaient mes moyens. Le palais fut acquis par un
étranger établi dans le pays et l'administration qui n'avait
pas voulu payer les 60.000 francs de dettes du Roi, se vit contrainte
de racheter le palais 65.000 francs pour ne pas laisser s'installer un
dépôt de marchandises juste à côté du
gouvernement. Lors d'un récent voyage à Tahiti, étonnée
de voir une construction aussi hétéroclite que le nouveau
palais de l'Assemblée, j'en fis la remarque à un haut fonctionnaire
qui me répondit que l'architecte, pour faire local, avait voulu
imiter une tortue renversée. En y réfléchissant,
cela me sembla avoir un sens. Autrefois la tortue était un mets
de choix réservé au arii. Or, voici que maintenant, c'est
l'image d'une tortue renversée qui couronne un édifice construit
pour remplacer l'ancien palais démoli. Tortue renversée...
Passé renversé... Comme quoi il arrive que certains actes
irréfléchis donnent à penser. BOMBARDEMENT DE PAPEETE
" Au moment de la déclaration de guerre, mon fils était
en Amérique avec sa jeune femme. Il se hâta de rentrer pour
prendre du service. Mais le gouverneur d'alors refusa, sous prétexte
que j'étais anglaise de par mon père. Heureusement que le
lieutenant de vaisseau Destremau, commandant de notre petit stationnaire
la " Zélée ", et chargé d'organiser la
défense de Tahiti, passa outre, arguant à juste litre que
l'ancienne reine d'un pays, qui s'était donné à la
France ne pouvait être que française ? décision confirmée
par Paris, et incorpora mon fils, premier engagé volontaire de
la Colonie. " Le 22 septembre 1914, je me réveillai vers les
4 heures du matin, sortant d'un épouvantable cauchemar. J'avais
rêvé qu'une escadre allemande de 7 bâtiments de guerre
entrait en rade de Papeete. Ses embarcations s'apprêtaient à
opérer un débarquement, et mon fils, avec son escouade,
venait prendre position pour s'y opposer. Je réveillai mes femmes.
L'une d'elles dit une prière et nous nous endormîmes. Un
peu plus tard, ma fille Terii survint en coup de vent, m'annonçant
que deux croiseurs étaient en vue sans pavillon et qu'on les supposait
anglais. ? Jamais de la vie, m'écriai?je. Ce sont des allemands.
? Mais non, maman. On les a reconnus comme anglais d'après les
albums de navires de guerre. ? Je vous dis que ce sont des allemands,
je les ai vus en rêve. " Et je me levai pour aller regarder.
Tout le monde se pressait vers la mer, poussé par la même
curiosité. Mais déjà plusieurs personnes se dépêchaient
de filer, la femme du gouverneur en tête, dans les voitures pleines
de paquets. En même temps le clairon sonnait le rappel aux postes
de combat. Le brave commandant Destremau, à qui revient tout le
mérite d'avoir organisé notre défense tant bien que
mal et avec les faibles moyens dont il disposait, fit tirer à blanc
sur les deux croiseurs pour les mettre en demeure de montrer leurs pavillons.
Ils ne s'y décidèrent qu'au dixième coup, et se mirent
aussitôt à tirer, sans aucun avertissement préalable
pour donner à la population civile le temps de se garer. Pour s'en
excuser, les Allemands ont, je crois, prétendu qu'un des coups
de semonce était chargé d'un obus qui éclata sur
un de leurs bateaux, ce qui n'aurait pu être que le résultat
d'une erreur ou d'un ordre mal exécuté. " J'avais fait
emballer mes papiers et objets les plus précieux dans des malles
toujours tenues prêtes pour le cas d'un cyclone, sans pouvoir toutefois
me décider à partir en laissant derrière moi mon
fils, dont le poste était à la batterie du mont Faiere que
les Allemands criblaient d'obus, sans du reste qu'aucun n'ait éclaté,
par suite de leur chute dans de la terre glaise. Mais ma soeur Manihinihi,
ma fille Terii et d'autres personnes de ma famille que je pressais d'aller
s'abriter quelque part hors de la ville, me déclarèrent
qu'elles ne s'en iraient pas sans moi. Comprenant que je n'avais pas le
droit de leur faire courir un danger auquel ma présence ne pourrait
d'ailleurs nullement soustraire mon fils, je décidai à monter
dans la voiture d'un de mes neveux qui m'amena au fond d'une vallée
à peu de distance de Papeete. " Entre?temps, ma fille Takau
avait été prendre ma belle?fille, enceinte de huit mois.
A peine étaient?elles sorties de chez cette dernière, qu'un
obus traversait la maison de part en part en y mettant le feu. Ce qui
n'empêcha pas Takau de retourner chez nous, pour chercher une petite
chienne à laquelle elle tenait beaucoup et qui, prise de frayeur,
s'était cachée sous un canapé. Elle nous arriva dans
une voiture pleine de gens qu'elle avait ramassés en ville, où
c'était maintenant un salive qui peut général. Presque
toutes en bois, les maisons du quartier commercial flambaient comme des
allumettes, ainsi qu'un énorme tas de charbon, approvisionnement
de la marine auquel le commandant Destremau avait fait mettre le feu tout
de suite, afin que les Allemands ne puissent pas s'en servir. Mais, par
un hasard providentiel, deux seules personnes furent victimes du bombardement,
un tahitien et un chinois qui avaient commis l'imprudence de rester sur
le quai pour jouir du coup d'oeil. Le tir des deux canons étaient
surtout dirigé contre la " Zélée ", amarrée
à quai et qui fut coulée sur place par son second, le temps
ayant manqué pour aller la couler dans la passe en la rendant infranchissable.
" Aussitôt arrivés dans la montagne, nos gens eurent
vite fait de nous construire une case en feuilles de cocotier. Nous nous
y installâmes, à peu près l'indispensable nous ayant
été fourni par ma sur Manihinihi, dont la maison était
dans les environs. " Les croiseurs allemands s'étaient retirés
après un bombardement qui avait duré plus d'une heure, mais
on craignait qu'ils n'allassent opérer un débarquement sur
un autre point de l'île. Vers le soir, une de mes cousines entendit
le " riorio ",petit grillon qui passe pour servir d'intermédiaire
entre nos disparus et nous. Elle nous dit: ? Çà, c'est Tehinatu
(une de nos ancêtres). Je vais la consulter. Et elle interrogea:
? C'est vous, Tehinatu ? Le " riorio " se tut. ? C'est bien
cela, conclut la cousine. Et elle expliqua à sa supposée
ancêtre ? Ecoutez?moi bien. On prétend que les Allemands
vont revenir. Je vais vous interroger trois fois. Si c'est non, vous vous
tairez. Si c'est oui, vous continuerez voire chanson. Elle lui posa la
question à trois reprises, et chaque fois le " riorio "
s'interrompit. ? Vous voyez, il n'y a plus de danger. Nous pouvons rentrer.
" Mais ni ma soeur ni moi n'avions la même confiance dans l'oracle
du " riorio " et nous restâmes dans la montagne. Le troisième
jour, Destremau me fit prévenir que nous pouvions revenir en ville.
L'état de ma belle?fille me décida à suivre son conseil
et, deux jours plus tard, le 27 septembre, ma petite?fille Hinarii venait
au monde, un mois avant le temps prévu pour sa naissance. "
L'alerte avait été chaude, mais ne devait pas se renouveler,
les navires allemands ayant été coulés à la
bataille navale des îles Falkand. Dans l'intervalle, nos recrues,
Tahitiens et Français parmi lesquels figurait mon fils, furent
dirigés sur la Nouvelle Calédonie, pour être envoyés
de là en France, où ils parvinrent au début de ?'916.
Ils y furent incorporés dans un bataillon mixte, dit du Pacifique.
LE BATAILLON DU PACIFIQUE " En juillet 1918, le bataillon du Pacifique
était acheminé sur l'Aisne et prenait part à l'offensive
du 18, à l'Ouest de Soissons, où il fut durement éprouvé.
Grièvement blessé, son chef, le commandant Trouilh, dut
être évacué sur un hôpital d'où il écrivait
à la date du 15 août : " Je vous avais dit, avant notre
départ pour le front, tout le bien que je pensais de nos braves
Tahitiens. Je vous avais dit qu'ils étaient intelligents, très
souples, très doux, très disciplinés, très
sportifs, qu'ils avaient beaucoup de tenue extérieure, ce qui démontre
le plus souvent une belle tenue intérieure. Avec cela un esprit
excellent, un très vif désir plusieurs fois exprimé,
d'aller au feu, d'aller se battre. Je comptais également sur leur
amour?propre très développé, chatouilleux même,
qui est un levier très puissant entre les mains du commandement
quand il sait en user. C'est pour toutes ces raisons que j'étais
heureux et fier de commander à ces hommes... Je ne m'étais
pas trompé. Ils ont reçu le baptême du feu brillamment.
Etant réserve de la Division pendant la marche sur Soissons, nous
avons été soumis pendant deux jours à un très
violent bombardement par obus de tous calibres. Ils sont restés
calmes et souriants, sans la moindre trace d'émotion sur les figures.
J'ai vu qu'ils résistaient à l'usure, à l'épuisement
nerveux, à l'abrutissement. Ce sont de beaux soldats, de véritables
" poilus ". Je n'ai qu'un regret, C'est que mes blessures, m'aient
privé de l'honneur de les conduire au feu... Quand vous écrirez
à Tahiti, vous pourrez dire à leurs familles qu'elles peuvent
être fières de leurs enfants. " " L'armistice surprit
le bataillon du Pacifique à Bressy?les?Pierrepont. Partis, au nombre
de 1088, les Tahitiens laissaient plus de 300 des leurs ? le tiers de
leur contingent ? à reposer en terre de France. Puisse leur sacrifice
ne jamais être oublié par ceux qui ont charge de les administrer!
Lorsque nos valeureux combattants revinrent au pays, peu avant leur arrivée,
ils envoyèrent des télégrammes à ma mère
pour lui dire toute leur joie du retour, se délectant à
l'avance de la bonne nourriture tahitienne qui leur ferait oublier les
privations du front. " Nous espérions que l'administration
ne se contenterait pas seulement de palabres, mais ayant appris, qu'en
effet, il y aurait force discours et pas grand chose de plus, notre décision
fut vite prise, car il n'y avait pas de temps à perdre. Je me rendis
dans tous les districts où je vis les chefs, pendant que nous dépêchions
quelqu'un à Moorea. Les commerçants me promirent leur concours
généreux. Le Secrétaire Général m'accorda
la permission de disposer du terrain face au Secrétariat, l'ancien
palais. On eut vite fait de construire un très grand abri couvert
d'une toiture en feuilles vertes de cocotier tressées, les poteaux
étaient cachés par une profusion de fougères, de
feuilles de auti jaunes et rouges, tandis que des boules de fleurs de
frangipaniers jaunes et des hibiscus rouges, étaient suspendues
au?dessus d'alignements de tréteaux, pour servir de tables, recouverts
de feuilles vertes de bananiers en guise de nappes. Il fallut faire un
grand nombre de couronnes, tant pour la tête que pour le cou de
nos invités, car l'on ne saurait concevoir une fête de chez
nous sans ces parures embaumées... " Peu après, de
grandes prolonges arrivèrent de partout, débordantes de
victuailles de toutes sortes. Le district de Papara fut chargé
de préparer ce " tamaa raa ", ce festin. De larges trous
furent creusés dans le sol, où l'on mit, comme il le fallait,
des morceaux de bois quadrillés sur lesquels furent entassées
des pierres de rivière, lisses et noires, qui n'éclatent
pas au feu. Les pierres rougies à blanc, les tisons non consumés
enlevés, les pierres furent étalées à l'aide
de longs bâtons pour servir de four et recevoir les aliments à
cuire. De gros porcs furent posés à même sur les pierres,
tandis que certains aliments, comme les poulets au " pota "
et les desserts de " poe ", étaient enveloppés
dans des feuilles de bananier passées au préalable à
la flamme pour les assouplir et les imperméabiliser, les légumes
de toutes sortes: maiore, ignames, taro, fei, bananes de toutes espèces,
patates douces, furent rangés sur le pourtour. Puis on couvrit
d'abord ce four avec de belles larges feuilles de l'arbre à pain,
si artistiquement découpées par la nature, puis des sortes
de petits matelas ronds de feuilles plus petites du " purau ",
entrelacées, et enfin pour le rendre bien étanche on le
recouvrait entièrement de pelletées de terre. Pendant qu'il
cuisait ainsi à l'étouffée les mets, on préparait
les poissons et les diflérents fruits de mer qui abondaient chez
nous, certains poissons marinés dans du jus de citron. Les sauces
qui assaisonnent ces mets cuits ou crus étaient à base de
lait de coco, de noix de coco, relevés quelques fois de piments
rouges. " A ce festin mémorable de " bienvenue "
furent conviés ceux du Bataillon du Pacifique qui s'en retournaient
à Nouméa, les autres passagers, ainsi que l'équipage
de l' " El Kantara ", si je ne me trompe c'est le nom du bateau
qui les amena, les curieux attroupés alentour, et, pour que la
fête fut complète, suivant le dicton de chez nous, "
la terre aussi mangea ". Imaginez la joie de ces enfants du pays
ainsi fêtés le jour même de leur arrivée ! C'est
ma mère elle?même, qui les accueillit avec la belle éloquence
dont elle était coutumière, avec ces inflexions de voix
qui faisaient vibrer en chacun les émotions les plus profondes.
C'est un garçon de Papara qui la remercia au nom de ses camarades.
Ayant été à boni?le école il s'en tira fort
bien. LA MORT DE MARAU Elle sera décorée de la Légion
d'Honneur en 1924. Le gouverneur Rivet ainsi que le secrétaire
Général, M. Solari, vinrent à la maison pour lui
remettre cette décoration en toute simplicité. Le commandant
Husson de la " Zélée ", canonnière en stationnement
à Papeete, avait tenu à être aussi présent
accompagné de son Etat?Major. Entourée de quelques membres
de sa famille et de notre vieil ami le Docteur Chassaniol, médecin
de la famille, ma mère les retint à déjeuner. Une
photographie nous a gardé le souvenir de cette réunion.
Puis ce fut la fin de sa vie, si pleine d'épreuves, de joies aussi,
de satisfactions lorsqu'elle avait pu être utile à ceux de
sa race. Je l'appris brutalement à Nice par un télégramme,
ma mère ayant interdit que je fusse avertie, pour ne pas m'inquiéter,
d'une opération chirurgicale qu'elle devait subir et qui lui fut
fatale. Ce fut un coup terrible pour moi, tant il est vrai que dans notre
subconscient nous nous refusons à admettre qu'il viendra ce moment
cruel de la séparation. Malgré son trépas, un mois
seulement après, alors que je revenais chez une amie où
je m'étais réfugiée sur la colline de Saint?Antoine
près de Nice, je venais de gravir la dernière marche devant
sa résidence lorsque je fus éblouie par un éclair
fulgurant, juste ?devant moi, pendant que la voix bien distincte de ma
chère mère me disait en tahitien " Haere mai ra ! ?
Viens ! ". C'étaient les mots par lesquels elle m'accueillait
lorsque je revenais à la maison. J'éclatais en sanglots,
mes premiers pleurs depuis l'atroce nouvelle, m'efforçant dans
ma grande détresse d'obéir, malgré tout, à
ses injonctions si souvent répétées qu'elles s'étaient
imprégnées en moi?même, un commandement de stoïcisme
appris de ses ancêtres " Ne t'accroche pas désespérément
à ceux des tiens qui s'en vont, n'entrave pas leur marche ".
Je retournai à Tahiti dès que je le pus, les communications
n'étant pas aussi rapides alors qu'elles le sont devenues aujourd'hui.
Elle m'avait chargée d'accomplir ses dernières volontés.
Pendant ce long voyage, en mer, un mois, je bataillais sauvagement avec
moi?même pour ne pas arriver effondrée chez nous. Un jour,
alors que je me promenais sur le pont, à côté de la
cabine de l'opérateur de T.S.F., je vis surgir le même phénomène,
le même éclair qu'à Saint?Antoine. Intriguée,
je pénétrai dans cette cabine pour en demander l'explication.
Nous passions devant l'îlot de Makatea, tout près de Tahiti.
Il me fut répondu que c'était sans doute un signal pour
appeler télégraphiquement Makatea. Le matin de notre arrivée
à Tahiti, de très bonne heure, il faisait à peine
jour, " Marehurehu ", je fus réveillée en sursaut,
encore toute tremblante du rêve que je venais de faire. Mais était?ce
un rêve ? Ma mère était si près de moi ! C'est
cela, c'était certainement cela. Dans sa sollicitude elle était
revenue m'assurer de sa présence, pour m'aider à affronter
l'entrée dans cette grande maison où elle n'était
plus. Je regardai par le hublot. Tahiti se déroulait devant moi.
Majestueux, l'Orofena se profilait à l'horizon. Le phare de la
pointe Vénus était allumé... Je lui fis élever
une dernière demeure digne d'elle, le même marae, proportions
réduites à cause de l'endroit, que celui de Mahaiatea, celui
que Anio et Purea faisaient élever pour leur fils Teriirere i outu
rau ma Tooarai lors de la venue de Walllis à Matavai en 1767. Il
a été fait avec des rectangles de corail qu'il fallut chercher
au fond de la mer et qui avait blanchi au soleil, superposés avec
des pierres noires polies du lit de rivière, en escalier, d'un
effet saisissant par le contraste du noir et du blanc. Malheureusement
le temps ayant mis sa patine, ce corail si blanc est devenu gris. C'est
là où ma mère repose. Elle avait préféré
être inhumée dans ce cimetière de Papeete plutôt
que dans nôtre caveau de famille, attenant au temple de Papara.
Tous les ans le 2 novembre, son marae revêt sa parure de fleurs
de tiare, de guirlandes de fleurs de frangipanier, rouges et jaunes, ses
couleurs. 0, mon incomparable mère comment ne pas t'associer à
ce chant de glorification de ce pays qui t'es si cher Je te glorifie ô
toi Tahiti nui, mon pays! Tahiti la magnifique, aux vallées luxuriantes
Qu'égaye le chant des oiseaux Tahiti, toi qui repose sur le sable
noir, Tu tiens allègrement ma lance, l'arc d'Oro Jusqu'à
l'infini des cieux Revêtue de nuages, blanc manteau de Taaroa et
de Tane Tu portes fièrement ma couronne de ura précieux
Illuminée par les rayons vermeils de Raa Tahiti nui, te voilà,
ô ma terre natale. Je chanterai aussi ta louange toi qui porte les
noms de Marau taaroa te râ o Farepua ? Rejeton de Taaroa, soleil
de Farepua ?qui te tient sur Vaiari qui te tient sur Mataiea qui te tient
sur Flitiaa qui te tient sur Matavai qui te tient sur Ahurai qui te tient
sur le Maro ura i Punaauia qui te tient sur Paea qui te tient sur Tautira
qui te tient sur Eimeo Tête élevée des Ha Descendante
de Purea appelée O'Berea par les Capitaines Wallis et Cook et de
Amo, Teriirere i outu rau ma Tooarai qui se tient sur Papara Le arii des
grands yeux des Teva Pluie rouge, pluie de sang Descends, répands?toi
sur Tooarai Où elle se tient par son droit de naissance. Et je
rendrai aussi hommage à ton amour pour la France, à ton
respect pour ce pavillon pour lequel ton arrière?grand?père
Tati, et ta mère Ariitaimai ont combattu, pour que soient hissées
ses trois couleurs, sur ton pays sacré : TAHITI. SOUVENIRS AUTOUR
DE MA MERE SON EXISTENCE A PAPEETE Ma mère vivait à Papeete,
dans une grande maison de bois qu'elle avait fait bâtir, d'après
ses propres plans, par un charpentier tahitien. On avait dû la couvrir
avec des tôles ondulées. Les toits de pandanus n'étaient
plus alors autorisés à Papeete, par suite du danger d'incendie.
C'est bien dommage car ces feuilles de pandanus entretenaient la fraîcheur
à l'intérieur des habitations. Cette maison, sise sur l'ancien
" Broom road ", entre le Palais Pomare et la mer, remplaçait
la demeure bâtie à la chaux et couverte de feuillage qu'avait
longtemps habitée Ariitaimai. Il fallut bien se résigner
à la voir disparaître, avec tous les souvenirs de ceux qui
l'avaient habité et s'en étaient allés. Lorsqu'elle
fut abattue, il s'y passa d'étranges choses, comme si toute une
vie dans l'invisible cherchait à se manifester encore dans ces
lieux. On vit des apparitions. Des voix se firent entendre. Cela dura
quelques nuits. Il faisait clair de lune... La nouvelle maison fut conçue
à peu près selon le même plan que l'ancienne. Le grand
salon, au milieu, séparait deux appartements. Celui de ma mère
était à droite, le mien à gauche, avec un salon où
avait été placé le piano à queue dont ma chère
maman avait eu la délicatesse de me faire la surprise en le faisant
venir tout exprès de Sydney, pour remplacer son piano droit qui,
échangé contre un portrait d'elle, s'en alla faire le bonheur
de Bopp du Pont, peintre local qui pianotait à ses heures. Car
maman était très bonne musicienne. Lors de son séjour
à Paris, elle accepte souvent la loge présidentielle à
l'Opéra ce qui lui permet d'entendre le Freischutz ou les Huguenots,
et ira entendre Manon?Lescaut ou Madame Angot à l'Opéra?Comique.
Elle adorait la musique, et avait sur le piano un toucher exceptionnel
qui me ravissait. Comme tous les tahitiens elle possédait un sens
artistique très développé. La maison était
très spacieuse, avec deux larges vérandas à ses extrémités,
l'une en face de l'ancien palais, l'autre face à la mer. Elle était
entourée d'arbustes aux couleurs chaudes, de plants de tiare et
de jasmin qui l'enveloppaient de leur doux parfum. Ces vérandas,
vous mettaient à l'abri de la réverbération et de
la chaleur, de sorte que l'on vivait très peu dans les chambres.
C'est face à la mer que ma mère se tenait le plus souvent;
c'est là qu'elle recevait ses intimes, tandis que le grand salon
aux murs couverts de portraits de famille et meublé avec ce qu'elle
avait pu sauver en rachetant une partie du mobilier du palais lorsqu'il
fut vendu aux enchères, ne servait que pour recevoir les visiteurs
de marque. Face au salon, il y avait la grande salle à manger en
continuation de la véranda, à droite de laquelle se trouvait
une autre salle à manger plus petite; ouverte sur le jardin; de
l'autre côté, une petite véranda qui donnait accès
au jardin et par laquelle on pénétrait là où
se tenait le plus souvent ma mère. La demeure de ma mère
était autrefois appelée par les Tahitiens te aua, ? la barrière...
Ce vocable témoigne du respect qu'on lui portait. Maman préférait
la nourriture tahitienne plus simple et plus saine que les plats cuisinés,
Heureusement que de son temps, les ahimaa, fours tahitiens, n'avaient
pas encore été interdits à Papeete, comme ils le
sont devenus, crainte du feu et de l'épaisse fumée qu'occasionnait
le chauffage des pierres sur des tas de bois. Finis les bons fours tahitiens
où les petits cochons de lait cuisaient à l'étouffée
avec tout ce qui les accompagnait. Maintenant, pour des festins, ce sont
des veaux rôtis à la broche que l'on fait cuire en plein
air. Et c'est un spectacle peu poétique que de voir tournoyer ces
carcasses fumantes. Dans un grand hangar à côté de
la cuisine à l'européenne, il y avait assez de place pour
suspendre des régimes de féi de bananes, des paquets de
taro, d'ignames, de patates douces, de maiore, des oranges à profusion;
nos orangers n'avaient pas encore été détruits par
la maladie. Il y avait un endroit où étaient rangés
le bois à brûler, les cailloux qui constituaient le four,
les apiu, des feuilles sèches reliées ensemble en paquets
pour couvrir les aliments avant de fermer le four avec des pelletées
de terre ou des sacs. Il y avait aussi des umete, récipients en
bois creux ? des hue, calebasses contenant des morceaux de coco marinés
dans de l'eau salée pour les sauces, les noix de coco prêtes
à être râpées et les fraîches pour être
bues. Bref tout ce qu'il fallait pour la préparation des aliments
à la mode de chez nous. Cela communiquait avec la cuisine à
l'européenne où trônait Voltaire, notre chef cuisinier.
Venu de la Martinique, son pays natal, sur un bateau de guerre amiral
? dont il était le chef?cuisinier, il s'était établi
à Tahiti et y avait épousé une femme du pays. Une
des spécialités où il excellait, était les
beignets soufflés, d'une légèreté sans pareille.
Il n'était jamais aussi heureux que lorsque ma mère lui
en redemandait. SON ENTOURAGE Ma Mère aimait s'entourer de vieilles
gens avec qui elle s'entretenait des choses de notre passé qui
disparaissait trop vite à leur gré. Au milieu de sa grande
chambre il y avait un grand lit en bois de tamanu sur lequel elle se couchait.
Sur des nattes par terre, les vieilles femmes reposaient, prêtes
à être réveillées, si ~,v!aman les appellait
lorsqu'elle ne dormait pas, pour se faire raconter des histoires ou rouler
des cigarettes dans les feuilles de pandanus. Je me souviens très
bien de l'une d'elles. Elle s'appellait Tehee, était originaires
des Tuamotu, parente des Pomare, grande, vieille, et si décharnée
que l'on disait " son nombril va bientôt rejoindre son dos
". Figure émouvante du passé, lorsqu'elle racontait
certaines histoires épiques, elle se levait et, soudain, tout vibrait
en elle: les yeux, la bouche, les cheveux, la langue. Les gestes de ses
mains et de ses bras donnaient vie aux récits qu'elle scandait
avec le martellement de ses pieds sur la natte, en une sorte de danse
frénétique. Elle est la seule femme de chez nous que j'aie
jamais vu faire ainsi. Plus tard, j'eus l'occasion d'observer une gesticulation
analogue lors du passage à Tahiti d'un groupe de néo?zélandais
en route vers l'Amérique. Ils vinrent saluer ma mère, et
exécutèrent devant elle la même mimique au sujet d'un
poème où il était question d'un de nos ancêtres,
fameux navigateur qui avait été jusque dans leur pays et
y avait fait souche. Ces visiteurs nous apportaient curieusement, par
ce poème, l'épilogue d'une aventure dont nous ne connaissions
que la première partie, celle de la visite d'un maohi, ? nous autres,
?au pays des maori. Car c'est une erreur de nous appeller des maori. Nous
sommes des maohi! Pour en revenir à Tehee, lorsqu'elle sentit sa
fin approcher, eue fit ses adieux à ma mère. " Vous
ne me verrez plus, lui dit?ellle. J'ai entendu l'appel. Je m'en vais,
je ne reviendrai plus ". En eff et, arrivée chez elle, elle
réunit toute sa famille, se baigna, s'habilla, se coucha sur sa
natte et attendit la fin. Elle dit à son fils aîné
: " Frappe?moi graduellement à partir de mes orteils jusqu'en
haut de mon corps, lorsque je ne sentirai plus rien, ce sera le moment
où je vous quitterai ". Une autre fidèle visiteuse,
était une femme de Haapiti, à Moorea, petite?fille de celle
que sa mère plaça sur une pirogue ancrée en mer dès
sa naissance, pour suivre son mari à la bataille de Feipi comme
le fait est rapporté dans les Mémoires. Momoa était
son nom. Elle venait souvent passer quelque temps auprès de ma
mère qui l'aimait beaucoup. Mornoa ne s'était jamais vue
dans une glace; or, un jour, où Maman l'envoya dans sa chambre
lui chercher quelque chose, on l'entendit interpeller quelqu'un. D'une
voix fâchée elle disait : " Vas?tu finir cette comédie
! Quand j'avance, tu avances. Quand je recule, tu recules. " On alla
voir, c'était Momoa à la porte de la chambre de maman; devant
elle, au fond de la chambre, se trouvait une armoire à glace. C'était
la première fois qu'elle voyait sa silhouette devant une glace.
Un autre familier de la maison était notre brave Fenuaroa ? descendant
des grands chefs d'Opoa à Raïatea, un parent. C'était
un personnage comme on en voyait encore à cette époque,
conscient de la valeur de ses ancêtres, ayant le respect de nos
traditions. Lui aussi fut appelé dans la nuit où ses ancêtres,
les requins d'Opoa, vinrent le chercher. Nous ne le revîmes jamais
plus. MOOREA ET LE TII OMITO Ma mère ne vivait pas toujours à
Papeete. Elle se rendait souvent à Paetou, dans le district de
Teavaro à Moorea où ellle habitait dans une grande maison
au bord de la mer, devant des pieds de tamanu séculaires qui l'abritaient
de la réverbération. Cette maison, elle l'avait fait faire
comme elle les aimait. Deux grandes vérandas de chaque côté,
des cloisons légères, une partie en bois, l'autre avec des
tiges minces de aeho, sorte de joncs qui poussaient sur la colline et
laissaient circuler l'air. Le toit en pandanus laissait voir à
l'intérieur de la maison qui n'avait pas de plafond, un joli alignement
serré de ses feuilles. Vers la montagne, il y avait un tii, pierre
taillée représentant une femme de petite taille, appelée
Omito, respectée autant que redoutée parce qu'on lui supposait
avoir un pouvoir sur les êtres et les éléments. Elle
appartenait à notre famille, et avait dû être placée
là depuis des temps immémoriaux. Elle gardait le sentier
qui menait à la montagne où poussaient le fei, sorte de
bananes à, cuire. Lorsque les jeunes athlètes aux corps
bronzés couronnés de feuillages en revenaient, ployant sous
le chargement de ces lourds régimes de feî suspendus sur
de longs bâtons portés sur leurs épaules, ils ne manquaient
jamais de s'arrêter pour couronner Omito. Rite immuable qu'il ne
fallait pas interrompre. Ce que je ne compris pas alors, dans l'inconscience
de mes jeunes années, lorsque je voulus l'avoir plus près
de nous à Papeete, pour nous garder. Maman me conseilla de n'en
rien faire. Elle connaissait mon caractère décidé;
mais elle savait aussi que je ne trouverais personne pour satisfaire mon
caprice; et le temps s'en mêla. Nous faisions nos préparatifs
de départ pour rentrer à Papeete, lorsque le Maraamu, fort
vent du Sud, se mit à souffler ce qui nous força à
attendre. Maman me le fit remarquer, non sans malice, ajoutant que peut?être,
c'était un avertissement d'Omito. Je me le tins pour dit, me souvenant
de ce qui était arrivé à ce pauvre Tom, un vieux
marin analais qu'une Tahitienne avait recueilli chez elle à Vaiare,
en face de la passe, à quelque distance du domaine d'Omito. Mon
oncle, Dorence Atwater, mari de ma tante Moetia et consul américain
à Tahiti, voulait faire don d'Omito au musée de sa ville
natale. Aucun Tahitien n'ayant voulu toucher à Omito, c'est l'imprudent
Tom qui se chargea de cette périlleuse mission. Nuitamment, il
alla chercher Omito qu'il cacha sous le gouvernail d'une embarcation qui
devait partir pour Papeete au lever du jour. Il s'embarqua aussi. Au milieu
du chenal entre Moorea et Papeete, un violent coup de vent faillit chavirer
l'embarcation. C'est alors que le maîtrebarreur aperçut soudain
sa passagère clandestine cachée à ses côtés.
Omito ! Quelle émotion, mais aussi quelle colère. Avec ce
seul blanc dans l'embarcation il n'y avait aucun doute possible sur l'auteur
de cette profanation. Bien vite on rebroussa chemin et Tom, bien malmené,
dut descendre Omito qu'il se contenta de cacher sous la maison qui l'avait
hébergé : la propriétaire était absente, partie
rendre visite à ma mère à Papeete. Peu de temps après,
on vint l'avertir que des choses anormales se passaient chez elle. Non
seulement les enfants étaient malades, mais Tom était devenu
fou. Toutes les nuits il hurlait ? Omito lui apparaissait sous des formes
différentes, pour le tenter d'abord, ensuite pour lui infliger
les pires corrections. En rentrant chez elle, elle apprit qu'on avait
trouvé Omito sous sa maison. Elle comprit. Elle donna l'ordre à
Tom de ramener immédiatement Omito où il l'avait prise;
et tout rentra dans l'ordre. RECEPTION A PAPARA Maman aimait beaucoup
recevoir à Papara, berceau de sa famille et du noble clan des Teva.
Elle y retrouvait l'accueillante maison familiale d'antan, celle de son
arrière grand?père, le grand Tati, construite à la
façon des missionnaires anglais, à la chaux, avec des poutres
apparentes, mais cependant recouverte de pandanus. Très vaste,
cette maison était encore agrandie par ses deux larges vérandas,
face à la montagne et près de la mer, à côté
de la rivière Farearea : maison peuplée de fantômes,
dont le principal était Tati lui?même. On y avait conservé
son lit, en tamanu rnassif, mais malheur à l'imprudent qui aurait
osé s'y installer, même pour une sieste. Immanquablement
Tati apparaissait, flanqué de son garde du corps vêtu d'un
tihere, d'un cache sexe, tenant à la main une lance. Sur un signe
de son chef, celui?ci se saisissait de l'intrus qui se retrouvait sur
l'herbe du jardin, brutalement jeté hors de la maison. Ces faits
s'étant reproduits trop souvent, ma grand?mère Ariitaimai
se crut obligée de faire brûler ce lit. C'est bien dommage
! Près de la maison, il y avait un énorme bloc de pierre
très haut et très large, apporté là des Iles?sous?le?Vent,
en pirogue. C'était la pierre sacrée qui devait être
incorporée dans le marae de Mahaiatea que faisaient alors construire
Amo et Purea, pour l'investiture de leur fils Teriirere lorsqu'arriva
Wallis en 1767. Déposée là, à côté
de la maison, elle y resta, Papara ayant été dévasté.
Elle fut du moins préservée et ne servit pas à empierrer
la route, comme celles de ce fameux marae de Mahaiatea, détruit
par le zèle destructeur des missionnaires anglais, puis par l'administration
française qui ne fit pas mieux en y installant un four à
chaux. Actes de vandalisme moins pardonnables que nos jeux d'enfants inconscients
qui nous faisaient utiliser cette pierre sacrée dans nos parties
de cache?cache. A Papara, les réceptions étaient imposantes
lorsqu'on faisait appel à son grand himene composé de quelques
deux cents personnes. Elles trouvaient place sous la pergola couverte
des branches d'un vieux bougainvillier toujours en fleur qui s'étalaient
au loin, devant la maison. A la tombée du jour, cette foule respectueuse
arrivait depuis les personnes les plus âgées jusqu'aux tout
petits que les mères portaient sur leurs bras. Ils s'installaient
posément, en demi?cercle, assis par terre sur des petites nattes
apportées exprès; les hommes derrière, les femmes
et les enfants au milieu. Le faaaraara entonnait le chant que reprenait
le choeur à plusieurs voix : les basses, très particulières
et spectaculaires, par le mouvement rythmique et saccadé du buste,
alternativement balancé horizontalement et plié en deux,
pour permettre d'en faire sortir des sons indéfinissables qui ressemblaient
aux roulements de la mer agitée; puis les perepere, voix de tête
féminines, allégeaient cette masse sonore, chantée
tête baissée. Debout, le chef de cet orchestre de voix, le
maru teitei, ténor léger, se déplaçait sans
cesse, dominait le chant par le chatoiement de ses improvisations. Puis,
après ce soulèvement de vagues, le himene calmé exhalait
un long soupir; c'était terminé. Un temps d'arrêt,
et cela recommençait, inlassablement, sans fatigue de la voix,
toute la nuit, jusqu'au matin. C'était impressionnant. Dans le
lointain, le mont Tamaiti, se profilait majestueux, immuable. C'est à
Papara, je m'en souviens bien, que ma mère donna une belle réception
pour Ratu Sukuna, un noble fidjien que les anglais avaient envoyé
faire son éducation à Oxford, afin qu'à son retour
dans ses îles, il puisse servir de lien entre eux pour le bien du
pays. Formule heureuse! Ratu Sukuna s'en retournait à Fidji lorsqu'il
s'arrêta à Tahiti. En le fêtant, ma mère voulait
en quelque sorte commémorer le passage aux îles Fidji de
son ancêtre Taihia, ce fameux navigateur qui alla aussi jusqu'en
Nouvelle?Zélande avec de grandes pirogues doubles équipées
pour d'aussi longues traversées. A propos de Papara, j'ai reçu
ces jours derniers une lettre de mon grand ami Punarii?Handy. Il me confie
d'abord: " De votre noble Mère, ? ma Mère vénérée
par adoption, ? je conserve précieusement la lettre qu'elle nous
écrivit lorsqu'elle nous donna nos noms tahitiens ". Puis
il ajoute: " Parmi les nombreux souvenirs que j'ai de la Reine Marau,
il en reste un qui m'est le plus précieux et le plus vivace. Un
dimanche matin, dans l'été de 1920, le neveu de la Reine,
Mote Salmon, alors chef du district de Papara, patrimoine des ancêtres
de Marau à Tahiti, avait invité Marau, la Princesse Takau,
ainsi que d'autres parents et des amis Tahitiens avec quelques américains,
pour un déjeuner sur la véranda, sous les arbres de cette
vieille demeure des arii. " La Reine Marau présidait une longue
iable. Après le repas, la c conversation dévia et l'on s'entretint
de la situation internationale à la suite de la Conférence
de la Paix et du traité de Versailles. Et, naturellement, le nom
de Woodrow Wilson fut prononcé. " Alors commença une
extraordinaire improvisation de Marau. Elle y fit preuve d'une parfaite
connaissance de tous les facteurs politiques qui ava'ent joué dans
cette Conférence de la Paix, mettant à jour les motifs impliqués
par la position des différents personnages en scène. J'ai
retenü particulièrement une juste analyse du caractère
de W. Wilson, de son aénie, de la grande part qu'il avait prise
pour diriger les discussÎe~? comrne de ses faiblesses, de son manque
de compréhension qui furen, cause de son incapacité de faire
reconnaître le traité par les Etats?Unis et d'amener son
pays à la Société des Nations. Les commentaires de
Marau furent ceux d'un esprit lucide et d'un grand coeur. Ils la mettaient
de plain?pied avec les plus illustres participants de ces assises internationales.
Et je ne pense pas qu'il y eut à Paris quelq,,Ai?~11 dont la profondeur
de jugement fut de beaucoup supérieur à celui que dont nous
témoigna 114arau ce dimanche matin à Papara. " C'est
encore à Papara que ma mère reçut des membres de
la " Société des Etudes Océaniennes " pour
une fête du folklore tahitien. Fête qui fut malheureusement
troublée par un incident fâcheux à la suite d'une
vive discussion. Un membre actif de la Société, s'entêtait
de vouloir à tout prix donner le nom de Piihoro à un ancien
marae de notre famille. Piihoro était le nom du chien de Hotutu
qui, comme on le verra dans les Mémoires, joua un rôle dans
notre famille et de ce fait devint fameux. Mais il n'en restait pas moins
que Piihoro n'était qu'un chien. Ma mère eut beau faire
ressortir qu'il était impensable de donner le nom d'un chien à
un lieu aussi sacré de notre antiquité et que ce serait,
de plus, un sacrilège, rien n'y fît. Son interlocuteur, étranger
à notre race, ne voulut pas en démordre tant il était
persuadé qu'il connaissait mieux que ma mère ce qui concernait
sa famille. Excédée, ma mère, s'adressant à
son ami M. François Hervé, administrateur des Tuamotu qu'elle
avait prie d'être son porte?parole pour cette occasion lui dit :
" Laissez tomber, Piihoro s'en chargera ! ". Et, de fait, quelques
temps après, une vieille tahitienne vint lui raconter que cette
personne était gravement malade, et dans son délire criait
sans cesse, en s'attrapant la gorge : " Délivrez?moi de ce
chien 1 ". FOI CHRETIENNE COUTUMES PAIENNES Ma mère avait
une grande foi en Dieu; mais en ce qui concernait le culte, elle n'allait
au temple que lorsqu'il le fallait, dans certaines occasions particulières.
Le temple de Paofai avait été construit sur un terrain offert
par la Reine Pomare !V pour les besoins du culte; mais, ainsi que cela
se pratiquait autrefois, cette occupation ne constituait pas un titre
de propriété. On ne recevait qu'un droit de jouissance et
pour une destination déterminée. C'était un des rites
de notre hospitalité d'accueillir des visiteurs de marque en pourvoyant
à tous leurs besoins, y compris des propriétés pour
y habiter; cette façon de faire occasionna bien des malentendus,
voire même des abus, comme on le verra dans le chapitre: la fin
des Atiroo. En ce qui concerne ce terrain sur lequel était édifié
le temple de Paofai, la Mission protestante se crut autorisée d'en
vendre une parcelle à la Municipalité pour en faire une
rue. A son grand regret ma mère dut attaquer en justice rappelant
que déjà, à l'arrivée des Missionnaires anglais
à lUatavai, ceux?ci ayant pris à la lettre cette forme de
notre hospitalité, Pomare s'était vu contraint de préciser
que seulement ce qu'ils avaient apporté avec eux leur appartenait
tandis que les terres mises à leur disposition restaient sa propriété.
Ma mère eut gain de cause. Cela ne fut pas aussi facile; lorsqu'à
mon tour, ainsi que les autres héritiers de la Reine Pomare IV,
nous fûmes obligés de nous faire rendre le terrain offert
par la Reine Pomare IV aux Etats?Unis d'Amérique pour les besoins
de leur Consulat, comme elle l'avait fait avec l'Angleterre. Après
la suppression de leurs Consulats à Tahiti, l'Angleterre nous avait
simplement rendu le terrain tandis que les États-Unis agirent autrement.
Ils ne purent le vendre, ne trouvant pas d'acquéreur puisqu'ils
n'avaient aucun titre de propriété. Après des pourparlers
infructueux avec le Gouvernement Américain, je repris possession
de ce terrain vide, ce qui les foi7ça à nous attaquer en
justice invoquant la prescription trentenaire. Ils gagnèrent en
première instance. Je fis appel quand même, malgré
que nous n'avions aucun écrit à leur opposer, me fiant à
la Justice immanente. Nous en fûmes récompensés par
une circonstance tout à fait fortuite. Qui aurait pu imaginer que
le feu prendrait dans une Etude d'avocat?défenseur où se
trouvaient enfouis les dossiers de cette époque, et que sauvés
de cet incendie, en pleine évidence, on trouverait une lettre du
Gouverneur Lavaud, qui confirmait nos affirmations, déclarant que
le terrain offert verbalement par la Reine Pomare IV aux Etats?Unis d'Amérique
ne l'avait été que pour les seuls besoins d'un Consulat.
Le Tribunal d'appel nous donna raison ainsi que la Cour de cassation,
les Américains étant allés jusque?là. Soucieuse
de nous faire donner la meilleure instruction possible, ma mère
nous avait confiées, ma sur et moi, aux Soeurs; de SaintJoseph
de Cluny. Pour mon frère, le pasteur Charles Viénot, directeur
de l'école protestante qui porte son nom, demanda à ma mère
de le remettre entre leurs mains, faisant ressortir qu'étant protestante,
elle se devait de mettre son fils chez eux. Sur sa promesse qu'il veillerait
personnellement sur lui"et que son instruction serait confiée
à M. E. Ahnne, son adjoint, maman mit son fils chez eux. Elle l'envoya
ensuite en Californie, à Santa Clara College dont on lui avait
dit le plus grand bien, puis au Lycée Saint?Louis à Paris.
Bien qu'ayant fait mes études chez les soeurs de Saint?Joseph de
Cluny, je suis demeurée attachée à la religion de
ma mère, alors que mon frère, élevé par les
protestants, est mort catholique romain. La vie déjoue bien des
pronostics ! Ma mère se montrait assez exigeante sur notre tenue
et nos manières d'être. J'en eus la démonstration
un jour où elle m'avait ammenée avec elle pour assister
à je ne sais trop quelle cérémonie au temple de Paofai.
J'étais toute petite, le temple trop grand, l'office trop long
pour moi et j'avais dû exaspérer ma mère par de vilaines
manières car, aussitôt rentrées à la maison,
elle se saisit d'un long coupe?papier en ivoire pour m'en cingler les
fesses après les avoir mises à découvert. Ma gouvernante,
Mama Reva, accourut à temps pour m'épargner cette correction,
la première et la dernière que j'aie jamais reçue.
Chère, chère Mama Reva, qui entoura mon enfance de tant
de sollicitude ! Suivant nos usages nous étions confiées
à des membres de la famille, ce qui fait que ma mama faamu, mère
nourricière, nous était apparentée. J'ai appris plus
tard que mama Reva avait failli, à sa naissance, être victime
de la terrible loi " ne souille pas le sang des dieux ". Sa
mère était cheffesse du district de Mataiea; elle attendait
un enfant et n'avait pas voulu dévoiler qui en était le
père. Son vieil oncle en conclut que cet enfant ne devait pas vivre.
Pas encore converti au Christianisme, un etene, un païen, un sauvage,
disaient les Missionnaires, il n'obéissait qu'aux seules lois de
son pays, de sa famille. Il se prépara à les exécuter.
La Reine Pomare IV et ma grand?mère Ariitaimai se trouvaient à
Papara, district voisin de Mataiea. Certaines attitudes du vieil oncle
les avaient intriguées et mises en garde. Un jour elle le virent
s'en aller en courant dans la direction du district de Mataiea. Elles
firent aussitôt atteler leur buggy et se dépêchèrent
de le suivre. Elles arrivèrent à temps. Le vieil oncle était
là, tout à côté de l'accoucheur assis par terre
sur une natte tenant sur ses genoux l'accouchée, dont il massait
les reins pour faciliter l'opération. Le vieil oncle guettait la
venue de l'enfant afin de le supprimer dès sa parution, en lui
perçant le crâne, avant même que le petit être
ait pris conscience de la vie extérieure avec cet os épointé
de l'oiseau Uaao, l'oiseau de la mort. Arrêtant son geste la Reine
s'écria : " Cette enfant est à moi. Je l'appelle Vavea
". C'est le nom de la septième vague, celle qu'attendent les
rameurs, par mauvais temps, pour les faire passer par dessus les récifs
pour entrer à bon port. Plus tard, converti, le vieil homme attendri
disait à la petite fille, la bourrant de friandises : " Pauvre
petite, dire que j'ai voulu te sacrifier ". Ç'aurait été
vraiment dommage! Femme au noble coeur, aux doigts de fée. Elle
vivait dans la vallée de la Fautaua, au bord de la rivière
où elle élevait des canards de barbarie, à cause
de la blancheur de leur duvet dont elle se servait pour me faire de jolies
couronnes. LE PASSE TAHITIEN Tous ceux qui eurent l'occasion de rencontrer
ma mère et d'entrer dans son intimité ont été
frappés par son extraordinaire connaissance du passé tahitien
et de l'intérêt qu'elle lui portait. Elle a trente ans quand
Henry Adams passe à Tahiti. Elle vit alors un peu dans l'ombre
de sa mère Ariitaimai; Adams note néanmoins : " Elle
s'intéresse beaucoup à l'histoire de Tahiti, à sa
poésie, à ses légendes et à ses traditions
et, quand il s'agit d'histoires de fantômes, elle les raconte pendant
des heures, en y croyant évidemment elle?même ". Quelques
années plus tard, au début du siècle, un visiteur
écrit : " Marau était intarissable sur tout ce qui
touchait le " folklore " tahitien et sa grande expérience
en la matière était d'autant plus précieuse que si,
dans le vieux pays maori, la tradition n'a jamais été écrite,
par contre, la tradition orale s'est toujours transmise avec une grande
richesse et une étonnante précision ". Plus d'un quart
de siècle après ce témoignage, Jacques Chadourne,
visitant Tahiti, est reçu par la Reine à Papara. Il est
lui aussi impressionné : " Elle parle ! Sa voix a le débit
précis et monotone des dévideurs de généalogies;
elle semble remplir, dans un combat secret contre l'oubli du passé
et les déchéances des jours présents, un sacerdoce
de mémoire. Parfois se soulève d'entre les moires de sa
robe, un doigt en avant, ce bras lourd qui ordonnait, sceptre vivant.
Dans les silences, l'oeil, jamais battu d'un cil, détourne son
tourment hautain. Les vieux récits, les exploits des héros,
les chants des terres, les querelles des familles, les règnes,
les combats, toute cette confuse légende où le merveilleux
mêle sa trame à l'histoire, par sa parole lente et grave,
indiscutable, sortaient de leur domaine de sommeil et de fable, Imposaient
à notre foi docile leur autorité.. Pourquoi ce soir?là
Marau parla?t?elle plus longtemps que de couturne ? Les yeux attachés
au faste coutumier du couchant elle y semblait puiser une sombre ardeur
d'(?'?vocation. Pourquoi un récit où elle s'attarda fit?il
surgir d'un coup tout... ce passé des îles dont la mythologie,
l'histoire et la fable tenaient pour nous en quelques légendes,
quelques noms... ". LA REDACTION DES MEMOIRES " Ce fut, écrit
la reine Marau dans ses " Souvenirs ", après que l'épidémie
de grippe espagnole eût fait disparaître les derniers vieillards
qui retenaient encore quelque chose de nos antiques légendes et
en voyant se lever une nouvelle génération à laquelle
personne ne serait plus capable clé rien transmettre, que je conçus
le projet de fixer ce qui pouvait être sauvegardé. Je me
suis donc attelée à la besogne, et en garde la saiis ' faction
d'avoir accomp!i un dernier devoir vis?à?vis de mon bien?aimé
pays. " Avant moi, ma mère avait déjà tenté
la chose et dicté tout ce qu'elle savait de nos traditions proscrites
par les missionnaires. Elle m'a souvent dit comment, sous prétexte
de parties de pêche, elle s'en allait au fond des vallées
désertes, emmenant avec elle des personnes âgées et
versées dans la connaissance de notre passé, pour se faire
raconter secrètement par eux ce dont il n'était même
plus permis de parler. Ce premier recueil fut enfermé dans un coffre
et retrouvé moisi et tout rongé par les termites. Après
elle, j'en avais fait autant, et remis mon travail à Jules Janssen,
un astronome français, venu ici pour observer l'éclipse
toirale de mai 1883. Il parlait couramment le tahitien et s'intéressait
beaucoup à notre histoire. Il m'avait demandé de lui confier
mes cahiers, se chargeant de les faire publier. Mais je n'en ai plus jamais
eu de nouvelles. Espérons que cette troisième tentative
ne subira le même sort que les deux précédentes. Quoique
beaucoup moins complète que les deux autres, surtout que celle
de ma mère, elle ne pourrait en effet plus être renouvelée,
ni par moi, ni par plus personne maintenant. " Je vois encore ma
mère, jour après jour, remplir de sa belle et noble écriture
des pages et des pages qui s'amoncelaient sur son grand bureau. C'était
comme un torrent longtemps contenu qui se déversait en un flot
ininterrompu, mue, qu'elle était, par un désir fervent de
transmettre ce qu'elle savait avant que ne s'éteigne tout à
fait la flamme d'un Passé si précieux pour elle. Ecrit d'un
jet, entièrement de sa main, cet ouvrage était presque terminé
lorsque nous arrivèrent des ethnologues américains du Bishop
Museum de Honolulu, aux îles Hawaii : Edward S. Craigwell Handy
et sa femme Willowdean. Chaudement recommandés à ma mère,
elle les accueillit et leur donna son affection en les adoptant, en quelque
sorte, leur donnant des noms de famille, celui de Punarii, " arii
de la Connaissance ", i Vaiotaha pour Edward et celui de Raiura,
" ciel pourpre " pour Willowdean. Les Handy ayant offert de
l'aider, ma mère leur donna l'hospitalité dans la maison
proche de la sienne, ce qui facilita leur tâche qui consista à
mettre sur pied ces notes en vue de leur publication. Comme ce travail
n'était pas terminé lorsque les Handy retournèrent
à Honolulu, Raiura emporta le manuscrit avec elle et correspondit
quelque temps à son sujet avec ma mère. Commencé
vers le milieu de 1920 et achevé en 1922, cet ouvrage ne figurera
d'ailleurs pas dans les Publications du Bishop Museum comme l'avaient
suggéré les Handy. Ma mère espérait toucher
un plus vaste public. Mais, après un essai infructeux d'édition
aux Etats?Unis, les choses en restèrent là. Mis en sommeil
pendant des années, peut?être ce manuscrit attendait?il,
comme dans les contes de fées, d'être réveillé
par un coup de baguette magique, à un moment plus propice à
sa parution. Après tant d'années d'attente, moi aussi, je
résolus de m' " atteler à la besogne ", avec l'espoir
qu'enfin ce cher désir de ma mère soit enfin réalisé.
Ces " mémoires " avaient été écrits
en anglais. Ma mère avait fait ses études à Sydney
et se trouvait plus à l'aise pour écrire dans la langue
de ses études, quoiqu'elle parlât le français couramment
et l'écrivait aussi. Un jour que le Père O'Reilly me rendait
visite à Nice, je lui confiai mon intention de traduire en français
les " Mémoires " de ma mère. Il m'y encouragea
vivement, tout en me conseillant, pour gagner du temps, de mettre ce manuscrit
entre les mains d'un traducteur professionnel. Je décidai néanmoins,
malgré mon inexpérience, d'entreprendre ce travail moi?même.
Ayant vécu tant d'années auprès de ma mère
à qui je servais aussi de secrétaire, j'ai pensé
que je serais mieux qualifiée pour transmettre sa pensée.
Il y avait aussi ces textes en très vieux tahitien, intraduisibles
pour les Tahitiens d'aujourd'hui, non seulement à cause de l'ancienneté
de la langue, mais par leur ignorance des faits auxquels il est fait allusion.
Il fallait, tout en traduisant le plus littéralement possible,
en donner surtout le sens. Je m'y attelai, d'arrache?pied, en novembre
1968 et viens d'achever la traduction en ce mois d'avril 1971, bien décidée,
à tout prix, de faire revoir le jour à ce Passé prestigieux
dont ma mère avait fait la conduite de sa vie; et reconnaissante
à la Société des Océanistes de vouloir bien
m'assister dans cette tâche. Au cours des heures passées
à cette traduction, j'ai retrouvé ma mère, entièrement
dépeinte dans ces pages jaillies de son culte pour sa terre natale
et ai pu constater que quelques?uns des poèmes mentionnés
étaient de sa propre inspiration. Dans les lettres qu'elle m'écrivait,
en France, je retrouvais le même élan, les mêmes évocations
poétiques. M'ayant cité un poème sur la grandeur
et la décadence de son cher Papara, elle ajoutait : " J'en
conclus que lorsqu'on a perdu le respect de ses Institutions, c'est la
chute... ". Et c'est pourquoi je ne crois mieux pouvoir terminer
cette introduction que par cette sentence qu'elle aimait répéter,
et qui résume son désir de transmettre ses connaissances
aux jeunes générations afin qu'elles les méditent
et en inspirent leurs vies. Tahiti ura rau nui Puna vai Tei ue ite vai
? tamae. Tahiti aux dons précieux Vivifiés par les eaux
de la Connaissance: Qui jette l'eau, les fanent. Princesse TAKAU POMARE.
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