INTRODUCTION
Le projet d'une traduction des lettres écrites
par Henry Adams lors de son voyage dans les Mers du Sud remonte à
presque dix ans. Au cours d'une réunion de la Société
des Océanistes, son animateur, le père O'Reilly, m'avait
tendu un volume de lettres publiées aux U.S.A. par Ford. "
J'ai trouvé un jour, me dit-il, ce livre chez un bouquiniste de
San Francisco, en 1934, et j'ai été séduit. Depuis
30 ans, je cherche en vain un traducteur qui ferait connaître ce
recueil au publie français. Il a déjà, sans succès,
passé en quelques mains... Vous savez bien l'anglais et vous aimez
Tahiti... Serais-je plus heureux avec vous ?... J'espère ... J'acceptai...
Sans imaginer la place qu'Adams allait prendre dans ma vie. Rentrée
chez moi, j'ouvris le volume à la date du 6 février 1891,
date de l'arrivée d'Henry Adams et de son ami John La Farge à
Tahiti ; les pages qui suivaient offraient pour moi d'autant plus d'attrait
que je revenais d'un séjour de deux ans dans cette île. Française
de 1960, je fus d'emblée intéressée par les impressions
de cet Américain de 1890. Son talent de narrateur, son intelligence
des situations, la finesse de ses observations notées d'une plume
alerte et mordante, m'accrochèrent d'emblée. Le père
O'Reilly n'envisageait alors que la publication des lettres de Tahiti
éditées par Ford. Dans son numéro de septembre 1968,
la Revue des Deux Mondes publiait quelques extraits de cette correspondance.
Le projet d'une traduction de l'ensemble des lettres écrites par
Henry Adams lors de son voyage dans les Mers du Sud commença alors
à prendre corps. Nombre de celles-ci étaient encore inédites.
En juillet 1969, je partis aux États-Unis où pendant trois
semaines, passées en grande partie à Boston, je pus étudier
les dossiers mis à ma disposition par la Massachusetts Historical
Society qui, gardienne officielle des Adams papers, possède la
quasi totalité des archives de cette illustre famille. Je ne saurais
assez remercier ses directeurs, MM. Stephen T. Riley et Lyman H. Butterfield,
de leur accueil. La bienveillance de la Massachusetts Historical Society
alla même jusqu'à autoriser la Société des
Océanistes à faire paraître dans ses " Publications
" le recueil des lettres océaniennes d'Adams qui comprennent
beaucoup d'inédits, avant même de les voir figurer dans l'édition
américaine prévue de la correspondance d'Adams. Ma reconnaissance
va également au personnel de la Société, et très
particulièrement à Mrs Phyllis Girouard qui m'a apporté
une aide très précieuse. J'ai eu enfin, la grande joie d'être
accueillie par Mrs Ward Thoron, une des nièces d'Henry Adams, et
de l'entendre évoquer pour moi des souvenirs de son " cher
oncle Henry ". Il me faut cependant avouer que ce n'est pas sans
une certaine hésitation que j'avais accepté ce travail.
Traduire est une opération délicate, surtout lorsqu'il s'agit
d'un homme ayant une tournure d'esprit aussi personnelle qu'Adams. Parmi
les difficultés propres à la traduction, il faut noter certaines
expressions qui ne m'ont pas livré leur secret. Que signifie, par
exemple, ce crumpetytree ? Est-ce un souvenir de quelque Nursery Rhyme,
ou une allusion à quelque plaisanterie, familière seulement
aux intimes du petit groupe d'Adams, baptisé Five of Hearts, Cinq
de cur ; un peu plus de 80 ans ont passé, il est difficile
d'en retrouver le sens. J'ai donc dû opter plusieurs fois pour des
traductions peut-être discutables, qui ne me satisfont pas pleinement.
C'est le cas, entre autres, pour l'expression old gold girls qui revient
sans cesse dans ses lettres. J'explique plus loin ce qui a motivé
mon choix du terme "vieil or", finalement adopté. Cette
correspondance a été divisée en plusieurs sections
qui se réfèrent aux étapes d'Adams à travers
le Pacifique. Chacune de ces sections est précédée
d'une brève introduction géographico-historique qui permettra
aux lecteurs peu familiers avec le Pacifique de situer les lettres dans
leur contexte d'époque. Une carte les aidera à mieux suivre
Adams d'archipel en archipel et à travers les îles qu'il
a visitées. Les notes qu'on trouvera en pied de page sont uniquement
destinées à éclairer le lecteur sur les personnes
mentionnées par Adams : parents, relations, personnalités
du monde politique ou littéraire ; car il ne s'agit ici, en aucune
façon, d'une édition critique. Adams a circulé dans
les Mers du Sud un Kodak en bandoulière. Les photographies prises
par lui eussent été les meilleures illustrations à
ses lettres. Nous aurions eu en elles des "correspondances"
directes entre sa vision et son écriture ; malheureusement, aucun
spécimen de ces photographies n'a pu être retrouvé.
Privés de ces clichés irremplaçables, nous possédons
heureusement des témoignages précieux : les tableaux de
La Farge exécutés sous les yeux même d'Adams pendant
leur voyage. Sa peinture est peu connue du public français, et
je suis heureuse de la lui présenter pour la première fois.
La seconde partie de mon voyage aux États-Unis avait été
consacrée à rechercher la localisation des uvres océaniennes
de cet artiste, et là aussi, je fus aidée dans mes recherches
autant que je pouvais le désirer ; mais ce n'étaient que
de premiers jalons, et je dois à l'activité et à
la complaisance sans limites de Mr Henry La Farge, petit-fils de John
La Farge, et lui-même critique d'art, de nous avoir rassemblé
quelques-unes des uvres les plus caractéristiques du peintre
pendant cette période, et d'avoir obtenu pour nous les droits de
reproduction nécessaires. Pour le reste, les illustrations proviennent
de la photothèque océanienne du Père O'Reilly. Je
tiens à remercier également le capitaine Alfred C. Aitken
qui m'a fait la surprise, après des mois de recherches, de savantes
notes m'apportant de rares et précieux renseignements sur les bateaux
à bord desquels avait navigué Henry Adams, ainsi que leurs
photographies. Enfin, ma plus vive reconnaissance ira à M. Marcel
Petit qui a accepté de relire et de corriger mon manuscrit et a
assumé ce travail ingrat avec autant d'inlassable gentillesse que
de compétence. Nous lui devons aussi la composition des cartes
qui montrent le périple d'Henry Adams à travers les différents
archipels, ainsi qu'une précieuse collaboration pour de nombreuses
notes. J'ai fait constamment appel à la Bibliothèque Américaine
à Paris où j'ai toujours trouvé un accueil sympathique.
Je tiens aussi à remercier ici Melle Monique Viard, bibliothécaire
à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à qui
je dois d'avoir pu profiter de certains ouvrages introuvables ailleurs.
Bien d'autres personnes, en France comme en Amérique, ont encore
contribué d'une façon ou d'une autre à l'achèvement
de ce livre. Je ne puis toutes les nommer. Qu'elles trouvent ici l'expression
de ma sincère gratitude. Mais je m'en voudrais de ne pas parler
ici de ceux qui sont réellement à l'origine de ce livre.
Je pense à ceux qui m'ont appris à aimer les Polynésiens
et leurs îles. Je suis arrivée à Tahiti en 1962. Un
voyage après beaucoup d'autres ? Oui, mais si différent,
car ce pays, je ne l'ai pas seulement visité, admiré en
étrangère et en touriste, je l'ai profondément aimé,
j'ai en quelque sorte pris la mesure de son âme, de son passé
comme du présent. J'ai été accueillie par son peuple,
reçue avec les miens, et ceux qui ne me connaissaient pas la veille
me donnaient tout ce qu'ils avaient avec leur cur, leur temps, leur
gentillesse ; alors, comme je devais le lire plus tard sous la plume de
Henry Adams, toute ma civilisation, ma culture me sont apparues pauvres
en comparaison de cette gratuité et de cette générosité.
C'était un autre ordre de valeurs, mais également riche,
et parce que je ne les regardais pas avec ma seule mentalité de
femme blanche, de popaa, j'ai beaucoup appris d'eux. Et aujourd'hui, après
dix ans, leurs leçons me sont encore peut-être plus précieuses.
Notre course à l'efficacité et au progrès matériel,
notre hantise du rendement, tuent trop souvent un art de vivre et une
certaine sagesse ou philosophie de l'existence qui est déjà
celle de l'Orient. Ma pensée se tourne d'abord vers le Tomana,
le commandant Pierre Jourdain qui, le premier, pendant mon séjour
à Tahiti, a su me faire partager son amour et sa profonde connaissance
d'un pays qui est devenu depuis longtemps sa seconde patrie. Puis je songe
à tous mes amis tahitiens, et en particulier à ceux du district
de Tautira, devenu un peu pour ma famille, "notre district".
Je garde tous ceux qui nous y ont accueilli au fond de mon coeur. C'est
eux qui m'ont fait aimer profondément leur pays ; c'est pourquoi
j'ai compris d'autant mieux les sentiments éprouvés par
Henry Adams devant l'accueil du clan des Teva à Papara, son émotion
lors de son " adoption " et les liens fort durables qu'il noua
avec cette noble famille. Comme on le verra, Tati, sa sur, la reine
Marau, et leur mère Ariitaimai restèrent pour Adams les
grandes surprises et les grandes admirations du séjour à
Tahiti. S'il n'y découvre pas les filles vieil-or de son rêve,
il y rencontre le type le plus pur de la femme primitive. Le volume des
Mémoires d'Ariitaimai est né de cette rencontre et son amitié
admirative pour Tati va bientôt attirer le chef de Papara à
Washington. Mais il s'agit là d'une autre histoire que les Adams
papers de Boston permettraient d'écrire et que Marie-Thérèse
et Bengt Danielsson nous ont promis de nous donner un jour proche. Ce
travail serait pour nos études aussi précieux que leur introduction
aux Mémoires d'Ariitai-mai. À mon retour en France en 1963,
je suivis les cours de tahitien à I'École des Langues Orientales
et je tiens ici à rendre un hommage mérité à
mon professeur, Mme Nordmann Salmon, dont l'enseignement ne tend qu'a
faire connaître et aimer son pays. Merci aussi à la Société
des Océanistes dont je devins membre à cette époque.
Je connus là et aux rencontres passionnantes des fameux dîners
qui nous rassemblaient le vendredi après les séances, des
joies et des amitiés océaniennes incomparables. Esquisse
biographique d'Henry Adams. Le 6 février 1891, deux hommes débarquent
à Tahiti, du vapeur Richmond. Élégants, accompagnés
d'Avoki, leur boy japonais, suivis d'un "énorme train de bagages",
ils sont munis de "lettres d'introduction pour toute l'aristocratie
de l'île". Qui sont ces voyageurs peu ordinaires, à
une époque où les touristes sont rares dans ces îles
? Le premier est Henry Adams, l'historien et écrivain américain.
Un homme de petite taille, aux manières simples. Son regard vif
et plein d'intelligence, sous un large front, révèle le
penseur et le lettré. Il est accompagné par son ami, le
peintre John La Farge, grand et mince, aux manières délicates
et distinguées. Les deux amis bourlinguent depuis six mois déjà.
Partis de San Francisco le 23 août 1890, ils se sont d'abord arrêtés
un mois aux îles Sandwich, puis trois mois et demi à Samoa;
à Tahiti, ils séjourneront quatre mois, puis passeront cinq
semaines aux îles Fidji avant de reprendre, à Sydney, le
23 juillet 1891, le bateau qui les ramènera en Europe. Les communications
entre les différents archipels polynésiens et le continent
sont difficiles, les bateaux rares, les traversées longues et éprouvantes,
le confort à bord rudimentaire. Quels motifs puissants ont donc
pu arracher à ses livres cet écrivain déjà
réputé et quinquagénaire, lui faire affronter plus
de trente mille kilomètres sur un océan qu'il abhorre, et
le livrer à un mal de mer constant qui est pour lui une torture
autant qu'une obsession ? " Ô combien je hais l'océan
et combien de miles il me faut encore parcourir "... écrira-il.
Dans cet attrait d'un monde exotique et primitif, il faut d'abord faire
la part d'un romantisme qui, venu d'Europe, a largement envahi au milieu
du XIXème siècle la littérature et la pensée
de toute l'élite cultivée. Henry Adams, lecteur attentif
et passionné, a fréquenté les romantiques, particulièrement
les auteurs français de Rousseau à Chateaubriand et à
Pierre Loti. Le mythe, la conviction que la civilisation a entraîné
une dépravation morale, ont naturellement poussé à
la recherche d'un paradis perdu, d'un âge d'or parmi les sociétés
primitives non contaminées. Cet exotisme romantique mènera
Henry Adams sur les pas de Loti, au Japon d'abord, puis en Polynésie.
Cette poussée romantique est teintée de mélancolie,
comme toute recherche du passé. Henry Adams n'y échappe
pas, quoique sans s'y complaire. Ses incursions dans l'Antiquité,
vers l'Égypte, la Grèce, puis plus tard dans la France du
Moyen Age, le conduiront à un idéal de beauté qu'il
n'a pas trouvé dans son temps. Mais le fond du tempérament
d'Henry Adams n'est pas fait de mélancolie ni d'amertume. Il était
trop actif et entreprenant pour céder à de tels sentiments.
Il aimait trop la vie et dira nettement, dans Éducation, son auto-biographie,
qu' " il a joui prodigieusement de sa vie et qu'il ne l'aurait échangée
contre nulle autre". En fait, c'est moins dans l'ambiance romantique
que dans ses déceptions et échecs personnels qu'il faut
chercher l'origine du désenchantement et du scepticisme qui affleurent
dans ses Lettres des Mers du Sud. Au-delà des influences littéraires,
c'est dans la vie personnelle d'Adams qu'on peut trouver les motifs profonds
de ce voyage et ce qu'il est venu chercher dans ces îles du Pacifique.
Henry Adams est né à Boston le 16 février 1838, quatrième
d'une famille de sept enfants ; les Brooks, ses grands-parents maternels,
possédaient l'une des plus grosses fortunes de la ville, édifiée
en grosse partie sur le commerce avec la Chine; mais l'ascendance paternelle
imprimera une marque plus profonde sur la vie de l'enfant : ne comprend-t-elle
pas toute une lignée d'hommes politiques, dont deux présidents
des États-Unis, son arrière-grand-père et son grand-père
? Le premier, John Adams, succéda en 1797 à Washington et
fut le second président des États-Unis de 1797 à
1800, remplacé alors par Jefferson. Il avait participé à
la rédaction de la Déclaration d'Indépendance, et
du traité de paix qui mettait fin à la révolution
américaine. Le second, John Quincy Adams, sixième président
de 1824 à 1828, fut la première voix autorisée à
oser publiquement dénoncer l'esclavage pratiqué dans les
États du Sud. Chez les Adams, la politique était une religion;
ils avaient un sens passionné des responsabilités sociales
et politiques. Charles Francis Adams, le père du jeune Henry, homme
d'une intégrité incontestée, sut donner à
ses enfants l'exemple de la même loyauté intellectuelle ;
avec quelques amis, il fut à l'origine du parti anti-esclavagiste
Free soil. Le simple fait pour les Adams de parler ouvertement de l'esclavage,
alors qu'il était de bon ton à l'époque de sembler
l'ignorer, mettait mal à l'aise les conservateurs de la bonne société
bostonienne ; cette position d'avant-garde valut d'ailleurs à la
famille Adams un certain isolement. Dès sa dixième année,
le jeune Henry était habitué aux conversations qui s'échangeaient
à table entre son père et ses amis ; les thèmes favoris,
la politique et l'histoire, devenaient chaque jour des sujets plus familiers
pour l'enfant ; Charles Sumner, ce brillant orateur du Free soil party,
fut le premier héros du jeune garçon dont l'imagination
était enflammée par tant de courage politique. En 1850 fut
votée une loi permettant aux sudistes de récupérer,
sur simple demande aux États du Nord, les esclaves noirs fugitifs.
D'où de douloureux cas de conscience. C'est en ces années
que le jeune homme entendit les amis de son père proclamer le devoir
de désobéir à la constitution si la conscience l'exigeait.
Faut-il s'étonner des réactions durables engendrées
par un tel climat subi pendant les années décisives de sa
jeunesse ? La conscience de la patrie deviendra une seconde nature chez
Henry Adams, en même temps, qu'un sens aigu de la justice; là
où la nation sera blessée, il le sera aussi; là où
l'on portera atteinte aux droits fondamentaux de l'homme, il frémira
et se révoltera, On trouve déjà en germe dans ces
premières réactions passionnées de l'adolescent,
celles de l'homme mûr dont les jugements seront parfois cinglants
et sans appel. À 16 ans, il entre selon la tradition, à
l'Université de Harvard, où il dira "n'avoir reçu
qu'une éducation négative". Cependant, ses goûts
littéraires s'y affirment, ses premiers essais sont imprimés
dans le journal de l'école. Invité, selon la tradition,
à écrire sa biographie dans le Livre d'Or, il exprimera
pour la première fois son désir de consacrer sa vie à
la littérature ; pas d'allusion à une vie politique dont
cependant le chemin lui est tout tracé. L'avenir ne devait pas
démentir ces propos d'étudiant; à 20 ans, Henry Adams
avait décidé de sa vie. Ses pas le portent ensuite vers
l'Europe. l'Angleterre, où il découvre à la fois
les horreurs du noir pays minier, l'incarnation à chaque coin de
rue des personnages de Dickens, et les fastes des demeures princières
; puis c'est la Belgique où il subit son premier choc devant l'art
médiéval ; enfin l'Allemagne où il a l'intention
d'étudier le droit. Ce séjour le laissera fort déçu,
et après un court passage en Italie où il s'enthousiasme
pour Garibaldi et travaille momentanément comme correspondant de
presse, il fait son premier séjour en France, à Paris, pendant
l'été de 1860. Mais il est alors plein de préventions
contre l'esprit français, et son amour pour la France ne se développera
que bien plus tard. Après un bref séjour à Washington,
nous le retrouvons en 1861 à Londres comme secrétaire particulier
de son père, alors ministre plénipotentiaire des États-Unis
à Londres. Il vivra là la période particulièrement
difficile de la guerre de Sécession. Il y restera sept ans. Introduit
dans tous les milieux mondains, Henry Adams est tout gagné à
l'ambiance victorienne. Il se fera en Angleterre des amis pour la vie,
tel ce Charles Milnes Gaskell, dont les parents habitent un site médiéval,
Wenlock Abbey. Henry Adams y reviendra souvent au cours de sa vie ; ce
sera pour lui un hâvre de paix et de beauté, autant ,qu'un
lieu privilégié de réflexion. À son retour
aux États-Unis, en 1869, il accepte la chaire d'Histoire médiévale
qui venait d'être fondée à Harvard, tout en ne cachant
pas son scepticisme sur l'enseignement ; il dirige en même temps
la North American Review. En 1872, il épouse Marian Hooper, puis
donne sa démission et s'installe à Washington avec sa charmante
épouse. Sa carrière d'écrivain se confirme. Il commence
à rédiger sa monumentale Histoire des États-Unis
. Elle comportera neuf volumes. Il y critique sévèrement
la politique de son pays et il était bien placé pour en
juger. Il publie plusieurs romans à thèse ; deux sous un
pseudonyme, Democracy et Esther. Après son voyage en Polynésie
il publiera les Mémoires d'Ariitaïmai, tirés des confidences
qu'il avait recueillies à Tahiti de la bouche d'une des dernières
descendantes authentiques des chefs Teva. Son uvre est abondante.
On trouvera à la fin de cette introduction des indications bibliographiques
la concernant. Henry Adams était rarement content de ses uvres
et, chose curieuse, ne cherchait pas à les faire lire. Les lignes
qu'il écrit à Élisabeth Cameron à propos de
son John Randolph paru en 1882 illustrent cette façon de voir :
"John Randolph vient juste de venir au monde. Savez-vous, un livre
me semble toujours une partie de moi-même, ... et je n'en mets jamais
un au monde sans un sentiment de honte. Ils sont nus, impuissants et semblables
à des mendiants. Cependant les pauvres diables doivent vivre pour
toujours et maudire leur père pour leur silencieuse tombe. Ne le
lisez pas, si par quelque chance, il vous tombe entre les mains. Contentez-vous
de le repousser doucement et laissez-le suivre sa destinée. "
Henry Adams va ainsi prendre une place de plus en plus grande dans la
littérature américaine. Plus connu d'abord comme historien
pour son Histoire des États-Unis, il s'affirme bientôt comme
philosophe et penseur. Il publie en 1906, à tirage réduit,
sous le titre Éducation, une autobiographie qui est en même
temps une peinture étonnante de son temps. Cette uvre, maintes
fois rééditée et traduite, n'a pas cessé d'être
lue et de faire l'objet de thèses universitaires. La dernière
uvre de sa vie, l'admirable Mont Saint-Michel et Chartres, sur laquelle
nous reviendrons, occupera ses dernières années. Sa correspondance,
considérable, est adressée à plus de cent personnes
différentes. Elle a fait l'objet de plusieurs éditions,
incomplètes cependant, comme nous le verrons, et constituent une
sorte de fresque vivante de son époque. Il n'y a pas de domaine
que sa curiosité intellectuelle, toujours en éveil, n'ait
exploré, et sa vaste culture englobait tous les sujets. A partir
de 1877, il est installé à Washington, à Lafayette
Square, à quelques pas de la Maison Blanche. Il suit de près
tous les événements politiques, il en connaît les
mobiles officiels et les dessous. Il observe la montée de la démocratie.
Il a de nombreux amis. Mais un petit groupe lui tient surtout à
cur. Il se compose des ménages Henry Adams et John Hay, et
de Clarence King. On l'a baptisé : Five of hearts. Les Five of
hearts ont leur papier à lettres gravé, leur service à
thé brodé avec cinq curs. Mais au-delà de ces
futilités, il se cache là une amitié très
solide et un esprit d'étroite collaboration. On se voit presque
tous les après-midi, encore que Clarence King soit plus souvent
en voyage qu'à Washington. Entre Henry Adams et John Hay, écrivain
et diplomate, les échanges furent particulièrement intimes
et fructueux. Adams avait pressenti Hay pour l'accompagner dans le Pacifique
et celui-ci a dû regretter plus d'une fois d'avoir décliné
cette offre. Le 12 décembre 1890, il écrit à Henry
Adams : "Je lis et relis vos lettres de Samoa ! Je ne me lasse pas
de regarder vos photographies, je contemple vos filles vieil-or et j'interroge
l'univers, me demandant s'il existe quelque part un fou tel que moi qui
n'entrera jamais, au grand jamais, dans ce paradis "... Adams avait
été très séduit par la personnalité
exceptionnelle de Clarence King. Ingénieur des Mines, géologue,
auteur de plusieurs ouvrages scientifiques importants, il se montre fin
connaisseur d'art et de littérature. C'est aussi un incomparable
conteur. Il a de plus le tempérament et la ténacité
d'un explorateur. Marié secrètement à une Noire,
aidé matériellement et moralement à plusieurs reprises
par ses deux amis, il devait cependant mourir à 59 ans de tuberculose,
à Cuba, dans le dénuement et la solitude. Les Adams et les
Hay s'étaient fait construire des maisons mitoyennes et en avaient
confié le soin à leur ami, le grand architecte Henry Richardson.
Autour de ce cercle étroit gravitaient bien d'autres personnalités
: citons seulement le sénateur Don Cameron et sa femme, la belle
Élisabeth, le sénateur Henry Cabot Lodge et son épouse
Anne, appelée par Henry Adams "Sur Anne" dont la
sur, Evelyn, était mariée au frère d'Henry
Adams, Brooks. La femme d'Adams, Marian, - "Clover" pour les
intimes - tenait une place enviée dans la société
de Washington. Son charme, sa vive et pétillante intelligence,
la faisaient apprécier de tous. Les Adams avaient une vie privilégiée.
Rarement un couple connût pareille réussite sur tous les
plans : vie privée, vie sociale, vie professionnelle. En 1885,
un drame éclate, qui va bouleverser la vie d'Henry Adams. Marian
souffre d'un état dépressif dont les premières manifestations
pathologiques remontent à bien des années : la première
crise avait eu lieu pendant leur voyage de noces en Égypte. Il
s'agissait peut-être d'un mal héréditaire. L'état
nerveux de Marian se dégrade à partir de la longue maladie
de son père, qu'elle chérissait. Même mariée,
elle lui écrivait journellement. Le calvaire d'Henry Adams commence
; Marian reste la plupart du temps dans un état de prostration
dont rien ne peut la sortir. Un jour Henry Adams remerciait de sa visite
une de ses amies ; comme celle-ci lui demandait pourquoi, il répondit
: " Parce que vous avez réussi à faire sourire Marian
"... Le 6 décembre 1885, il la trouve morte. Elle s'était
empoisonnée avec les drogues qu'elle utilisait pour développer
ses photographies, un de ses passe-temps favoris. L'univers d'Henry Adams
s'écroule. Ce drame est beaucoup plus pour lui que la perte d'une
compagne aimée. Il a pour lui une autre face, l'apparence d'un
échec total. Tout a chaviré. Son scepticisme intellectuel
va alors se doubler d'un scepticisme moral beaucoup plus profond. De tout
son bonheur, de sa réussite sociale exceptionnelle, de l'objet
de ses ambitions et de ses rêves, de son foyer, ne reste-t-il que
des cendres ? Il écrira un jour à son ami Gaskell: "
J'ai tellement vécu dans une atmosphère de deuil permanent
et de détresse... que je comprends mieux la signification du mot
épreuve et... s'il existe un remède, je n'en ai pas encore
trouvé l'ordonnance ". Il ne retournera plus jamais à
Beverly, cette propriété que Marian adorait, sauf, alors
que personne ne s'y attendait plus, le dernier été avant
sa mort, entouré une dernière fois de ses neveux et nièces.
Il ne parlera plus de Marian ; dans son autobiographie Éducation,
il passera sous silence vingt ans de sa vie, de 1871 à 1892. Certaines
souffrances sont trop secrètes et trop profondes pour être
dites. Celle d'Henry Adams est de celles-là, ne nous y trompons
pas. Mais peut-être faut-il avoir connu certaines épreuves
pour pouvoir le comprendre. Il se retranche pour toujours de toute vie
sociale, ne gardant qu'un petit cercle d'amis très chers. En 1886,
il s'embarque avec son ami le peintre John La Farge pour le Japon, en
quête du Nirvana. Le silence cher à l'Orient lui semble la
seule réponse à sa douleur. " Il n'y a qu'un dieu,
c'est le silence ", écrira-t-il un jour. Mais le Japon le
laisse désillusionné. Revenu à Washington, il se
remet, avec acharnement, à son Histoire des États-Unis et
l'achève ; en août 1890, il repart, toujours avec John La
Farge, cette fois dans les Mers du Sud. En octobre 1891, il sera de retour
en Europe avant de retourner en Amérique. Dans Éducation,
Henry Adams fera cet étrange aveu: "Mon éducation s'était
terminée en 1871 ; ma vie était achevée en 1890 ;
le reste importait si peu". Il vivra cependant encore 28 ans, de
ce qu'il nommera "son existence posthume". Il continuera à
voyager, visitera Cuba, les Caraïbes, le Mexique, I'Égypte,
mais surtout reviendra de plus en plus en Europe, et très spécialement
en France pour laquelle il se prendra d'un véritable amour, au
point d'y passer chaque année de 1895 à 1914, six ou sept
mois, de mai à décembre environ ; il aura d'ailleurs son
appartement à Paris. L'art français médiéval,
nos cathédrales, Chartres surtout, et nos auteurs des XIème
, XIIème, et XIIIème siècles seront pour lui la révélation
d'un idéal spirituel et d'un sens de l'histoire qu'il cherchait
depuis quarante ans. ... "La France a tout de même plus à
donner qu'aucun autre pays que je connaisse", écrira-t-il.
En 1904, il publie son admirable Mont Saint-Michel et Chartres ; mais
ce n'est qu'en 1913, cédant à l'insistance de ses amis,
qu'il le livrera au grand public. Cet ouvrage n'est pas seulement une
uvre d'historien et d'érudit, mais aussi un chef-d'uvre
d'enthousiasme et de poésie bien plus encore, il est un aboutissement.
Dans son livre Éducation, s'observant sans complaisance, Henry
Adams a jugé sa vie comme une succession d'échecs ; n'est-ce
pas avant tout parce que tout ce qui a constitué son éducation
tout au long de sa vie n'a pas réussi à en faire un homme
intégré à son temps ? "Il ne se sentait rien
de commun, écrit-il encore de lui-même... avec le monde tel
qu'il s'annonçait...". Henry Adams était avant tout
un philosophe, un penseur, un esprit perpétuellement en recherche,
sa vie pourrait se résumer en ces termes "la recherche de
l'unité à travers la multiplicité de ce monde".
Il a d'ailleurs lui-même défini son Éducation comme
une étude de la multiplicité du monde contemporain et Mont
Saint-Michel et Chartres, comme l'étude de l'unité au XIIème
siècle. Ce dernier ouvrage marque la fin du pèlerinage terrestre
d'Adams. Pendant quarante ans, il a sillonné le monde, fouillé
les archives, étudié méthodiquement la vie des peuples
à travers les siècles, médité sur les civilisations
passées, cherché dans les sociétés primitives
du Pacifique et de l'Asie, les éléments d'une théorie
de l'évolution de l'esprit humain, essayant de discerner les forces
qui mènent l'humanité et le sens de son destin. Il a fait
le bilan de la puissance matérielle nouvelle de l'homme, cet apprenti
sorcier, suivi de près l'avènement de la machine, le début
de l'industrialisation, mais il a compris depuis longtemps que les forces
spirituelles sont les plus fortes. Chartres est pour lui la révélation,
l'affirmation d'un autre pouvoir, pouvoir, auquel il croit depuis toujours
- celui de la femme. Chartres, c'est le triomphe de la Vierge, de l'amour
en somme. Si le Nouveau Monde n'est guère disposé à
croire en une force qui échappe aux lois scientifiques, l'historien
Henry Adams n'hésite pas à voir en la Femme une des plus
puissantes sources d'inspiration de l'humanité. Quelle autre signification
aurait la longue théorie qui, des déesses égyptiennes
et grecques, en passant par Héloïse et Béatrice, s'épanouit
vraiment dans la Vierge de Chartres ? Les femmes qu'Henry Adams rencontra
dans sa vie eurent nom Louisa Adams, sa grand-mère paternelle,
Abigael Brooks, sa mère, Louisa, sa sur, pour laquelle il
avait une profonde admiration et qu'il verra mourir tragiquement en Italie
du tétanos, la délicieuse Marian, sa femme, ses amies dont
il aime être entouré, Élisabeth Cameron, Anne Lodge,
Helen Hay, Rebecca Gilmann Rae et d'autres, ses nièces vraies ou
d'adoption qu'il chérit, Ariitaimai, la merveilleuse vieille dame
tahitienne pour laquelle il se prendra de vénération. Il
avait confiance en l'intuition féminine et dans le jugement féminin.
"Aucune femme, dit-il encore dans Éducation ne l'avait jamais
mal dirigé, aucun homme ne l'avait jamais bien dirigé".
Inlassable recherche à travers sa vie de la Femme autant de noms,
autant de jalons qui prépareront dans un cheminement mystérieux,
l'illumination de Chartres et du Moyen-Âge français. Henry
Adams peut quitter cette vie. Il s'éteint doucement à Washington
en 1918. Il n'a plus d'énigmes à résoudre ; le monde,
pour lui, baigne dans une nouvelle clarté. Ne s'est-il pas identifié
à la cathédrale gothique dans ces lignes qui terminent Mont
Saint-Michel et Chartres : "L'enchantement de ses rêves s'est
perdu dans le ciel. Le drame de ses doutes et de ses angoisses, suprême
secret s'est enfoui dans la terre. Libre à vous d'y déchiffrer
ce que votre jeunesse et votre confiance désirent. Pour moi, tout
est là. La correspondance océanienne d'Henry Adams dont
la traduction est présentée dans ce volume représente
la totalité des lettres connues de nous. Elle est adressée
à ses divers correspondants pendant son voyage dans les Mers du
Sud d'août 1890 à septembre 1891. Les lettres adressées
à Élisabeth Cameron sont, en fait, un véritable journal,
rédigé au jour le jour ; Adams lui écrit parfois
durant plusieurs semaines, jusqu'à ce qu'une occasion se présente
d'expédier un courrier. La poste était rare, alors dans
le Pacifique et une lettre pouvait mettre deux ou trois mois pour aller
des Samoa à New York, et par quels chemins détournés!
On imagine difficilement aujourd'hui un voyageur aussi totalement isolé
! Un grand nombre de ces lettres océaniennes ont été
publiées par Worthington Chauncey Ford dès 1930. Elles avaient
subi de nombreuses coupures, par une discrétion bien compréhensible
à la date de leur publication : Henry Adams n'était mort
qu'en 1918. En 1947, Harold Dean Cater édita, sous le titre Henry
Adams and his friends, un nouveau et excellent recueil de lettres
inédites jusqu'alors et publiées in extenso ; une longue
et remarquable introduction biographique les précède. En
1920, Mabel Hooper La Farge livre au publie un choix délicieux
de lettres écrites par "le cher oncle Henry" à
"la nièce de prédilection". L'ouvrage est intitulé
Letters to a niece. Il contient aussi la Prière à la Vierge
de Chartres. Dans des pages d'introduction vibrantes encore de tendresse
et d'admiration, elle fait revivre pour nous un Henry Adams très
attachant et peu connu du public. Nous devons les autres lettres océaniennes
inédites à l'amabilité de la Massachusetts Historical
Society à Boston, Plusieurs lettres écrites à Mabel
La Farge ont pu être complétées par les originaux,
grâce à l'obligeance de la Houghton Library à Harvard.
Henry Adams consacrait généralement les heures de la matinée
à écrire ; cette habitude remontant à 1858, lorsqu'il
était étudiant à l'Université de Harvard ;
il avait alors 20 ans. Pendant tout son voyage dans les Mers du Sud, il
continua à écrire plusieurs heures par jour, en toutes circonstances
; même sur une baleinière aux Samoa "quand il voyageait,
tel Robinson Crusoe, autour de l'île d'Upolu, tandis que ses cinq
hommes d'équipage ramaient en chantant à tue-tête,
gênant considérablement son écriture" sa plume
continuait inlassablement à décrire tout ce qu'il voyait.
Henry Adams possédait à fond l'art d'écrire. S'il
a souhaité un jour être non seulement un autre Walpole, mais
encore que ses lettres soient lues après sa mort et citées
comme un "témoignage de son temps", ce serait, je pense,
une erreur d'appliquer à toute sa correspondance ce vu de
jeunesse. Certaines pages des lettres de ce recueil sont trop intimes
pour qu'il ait songé même à leur possible publication.
Une seule chose est certaine: sa préoccupation constante de plaire
à son correspondant. La rédaction même est différente
selon qu'il s'adresse à l'un ou l'autre, que ce soit Élisabeth
Cameron, John Hay, Clarence King, ses meilleurs amis, ou encore ses nièces,
comme Mabel Hooper, ou des enfants comme la jeune Martha Cameron qui n'avait
que cinq ans en 1891. Ses lettres sont le reflet d'une curiosité
toujours en éveil. Dans les Mers du Sud, aux dires même de
La Farge, il questionne inlassablement, à temps et parfois à
contre-temps, les chefs qu'il rencontre ou dont il est l'hôte, et
les écoute raconter coutumes et légendes de leur pays. Ses
observations sont pleines de finesse, et bien que parfois nuancées
d'ironie ou de scepticisme, nombre de ses remarques psychologiques sur
le caractère polynésien sont toujours d'actualité.
Ses pôles d'intérêt sont multiples, et tout ce qui
recèle une énigme le fascine. Devant les mystères
de la géologie des îles du Pacifique, et l'épopée
mystérieuse des polypes coralliens, il cherche in situ la confirmation
des hypothèses de Darwin et de Dana, dont il a emporté avec
lui les derniers ouvrages ; il les discute ou les soutient, échafaude
lui-même des hypothèses ; les problèmes linguistiques,
ou ethnologiques, l'origine et les migrations des Polynésiens,
tout autant que les sursauts de la politique locale, tout suscite son
intérêt et son attention. Il est passé maître
dans l'art d'accommoder ce dont il veut parler : le moindre événement,
aussi banal soit-il, prend relief et vie sous sa plume ; celle-ci n'est
d'ailleurs pas toujours tendre. Rien de plus amusant par exemple que les
récits qu'il fait de ses rencontres avec Robert Louis Stevenson.
Celui-ci venait de s'installer avec sa femme aux Samoa ; Henry Adams est
horrifié de son installation précaire, dont il nous donne
une description hautement colorée, pittoresque, et un peu cruelle.
On reste effaré du tableau d'un grand squelette gesticulant sous
sa véranda, de sa femme vêtue d'un sac de toile et à
laquelle il voudrait offrir du savon. Il est bien certain, notons-le en
passant, qu'Henry Adams n'imaginait pas que de tels propos fussent jamais
publiés. Signalons aussi que Stevenson lui rendra bien la monnaie
de sa pièce sous la forme d'un dédain apparent, tout aussi
féroce. Il écrira : "Deux Américains m'ont rendu
visite... l'un est artiste du nom de La Farge... Je ne me rappelle pas
le nom de l'autre" ! Cela n'empêchera pas les deux hommes de
se revoir et de s'apprécier ; Henry Adams nuancera sa première
impression et reconnaîtra la grande intelligence de Stevenson et
l'étendue de sa culture. Et le journal de la femme de Stevenson,
Fanny van de Grift Osbourne, publié après sa mort, révèlera
une femme remarquable et intelligente d'une réelle personnalité,
courageuse et loyale. Adams et ses "trouvailles" océaniennes.
De "Marau" à la femme "vieil or". Tahiti va
être pour Henry Adams l'occasion d'une rencontre importante, celle
d'Ariitaimai, la vieille cheffesse du clan des Teva à Papara. De
longs entretiens, l'amitié qui s'établira entre eux, et
d'ailleurs avec toute la famille des Teva, confirmeront Henry Adams dans
l'idée qu'il a enfin découvert ce qu'il cherche depuis longtemps,
une authentique femme primitive. Il écrit à Élisabeth
Cameron : "J'ai trouvé en Ariitaimai l'incarnation de la femme
archaïque". Cette quête essentielle remontait à
sa prime jeunesse. Lors de son premier séjour à Londres,
il avait publié un premier essai sur la légende du capitaine
John Smith et de Pocahontas, fille d'un chef indien ; son intérêt
pour les Indiens et la femme primitive se confirmera avec les années.
Il se lie d'amitié et entretient une correspondance suivie sur
les institutions primitives avec le grand ethnologue Lewis H. Morgan.
Alors qu'il occupe la chaire d'Histoire à l'Université de
Harvard et dirige la North American Review, il fait un accueil enthousiaste
au livre de Morgan sur la société archaïque, paru en
1877. L'année précédente, Adams avait donné
lui-même une conférence remarquée au Lowell Institute
à Boston sur "Les droits de la femme primitive". Les
années passant, il reconnaîtra dans Éducation que,
"si les institutions primitives avaient perdu leur intérêt,
la femme primitive était devenue une passion". Et d'ailleurs,
"la femme américaine, prise dans ce qu'elle avait de meilleur
exerçait un grand charme sur l'homme, mais ce charme n'était
pas celui d'un type primitif "... "Elle apparaissait",
nous dit-il encore, "comme la résultante, ou le reliquat,
de tout ce qu'elle avait abandonné, et ce qui faisait son principal
intérêt de femme, c'était cela même qu'elle
n'avait plus". Les origines de cet attrait sont diverses et certaines
peuvent remonter à son enfance. Henry Adams n'était pas
entièrement un enfant de la Nouvelle-Angleterre: par sa grand-mère
paternelle, il avait un quart de sang du Maryland, et n'était-ce
pas déjà à cette hérédité, nous
dit-il, qu'il devait, "non seulement un attrait indéniable
du Sud, mais aussi ses révoltes contre la loi et la discipline,
tout ce qu'incarnait l'éducation puritaine de Boston"... ?
La liberté avec laquelle sa gentille grand-mère paternelle
bavardait à bâtons rompus dans son lit avec son petit-fils
le charmait. A Harvard, le jeune Henry appréciera aussi dans ses
camarades venus du Sud, la qualité chaleureuse et spontanée
de leur amitié, contraste vivant avec le conformisme des gens du
Nord. Comment ne pas évoquer ici cette page d'Éducation
où il décrit avec une merveilleuse fraîcheur ses impressions
d'enfant: jeune garçon affronté aux rigueurs et aux contrastes
du climat de la Nouvelle-Angleterre, il voyait déjà "dans
la dualité de la nature, l'image de celle de la vie... l'hiver,
avec le froid qui vous glaçait jusqu'aux os, les rues droites et
sombres où la neige s'entassait jusqu'à six pieds de haut,
... s'identifiait à ses yeux avec l'austère ville de Boston
; l'hiver, c'était la contrainte, l'école, la loi, mais
en même temps, c'était le désir secret d'évasion
et de liberté". L'été, c'était... Quincy.
Cette délicieuse demeure du XVIIIème siècle servait
de résidence d'été à la famille Adams ; l'ex-président,
John Quincy, y avait pris sa retraite. Malgré le silence tombé
sur "the old bouse" ("la vieille maison" pour les
intimes), il en émane encore un charme particulier, et, tandis
que je la visitais, je me prenais à imaginer le jeune Henry dans
le bureau de son grand-père qu'il aimait à voir travailler,
ou découvrant avec lui les trésors de l'importante bibliothèque
qui occupait un pavillon dans le jardin, et où tous les classiques,
qu'ils fussent grecs, latins, français ou autres, figuraient dans
la langue d'origine, témoins de l'extraordinaire culture de cette
famille. Au dehors, un été torride, tel que l'avait connu
le jeune Adams. Comme un jeune animal, le garçon goûtait
avec âpreté à l'"ivresse de l'été",
les sens exacerbés par l'attente et le confinement des longs mois
d'hiver, et brusquement éveillés au contact d'une nature
prodigue à l'infini de sensations nouvelles : "le parfum des
bois de pins, et des fougères sous le brûlant soleil de midi,
du foin fraîchement coupé, de la terre qu'on vient de labourer,
des pêchers, des lilas, des seringuas, ... des odeurs fortes des
étables et des granges..." rien ne manquait à l'enfant
qui connaissait aussi le "goût de tout ce qu'il touchait...
60 ans après, il en retrouvait la saveur, que ce fût celle
d'un iris ou d'une feuille de menthe... La couleur ? il la découvrait
sur un pétale de pivoine couvert de rosée matinale, un cumulus
dans le ciel clair d'une après-midi de juin, ou encore le bleu
profond de la mer qu'il apercevait de loin..." L'été,
ajoute-t-il, c'était déjà une sorte de "licence
tropicale". Toute l'émotion artistique que ressentira Henry
Adams devant la beauté des îles du Pacifique n'est-elle pas
déjà contenue dans le frémissement de l'enfant, en
cette sorte de complicité, avec la nature qui l'entourait ? Un
autre épisode de sa vie d'enfant laissera une trace indélébile
: sa première visite à Washington à l'âge de
douze ans qu'il nous raconte lui-même dans Éducation. Il
y découvre le visage du Sud, "l'esclavage et ses corollaires,
la saleté, la pauvreté, l'ignorance, le vice" ; il
reçoit cette vision comme un soufflet au visage ; à ses
yeux, "c'est un cauchemar, un crime, la somme de tout le mal"...
Mais le Sud a un autre visage, et de celui-là, Adams gardera "une
nostalgie si forte qu'elle effacera même dans son souvenir, Quincy,
son cher Quincy". "Là, il n'y avait ni barrières
ni formes ; la liberté autant que l'exubérance des hommes
et de la nature, les odeurs fortes, les parfums entêtants des catalpas,
l'indolence des Noirs, leur paresse, ... tout trouvait un écho
dans ce descendant d'un Johnson". Plus tard, il comprendra son ami
Clarence King, marié, en secret à une Noire. La passion
de King pour les femmes de couleur a sûrement influencé Henry
Adams. Une expression, old gold, revient sans cesse sous la plume d'Henry
Adams lorsqu'il parle des jeunes filles ou femmes polynésiennes,
qu'elles soient hawaïennes, samoanes ou tahitiennes. L'expression
avait probablement été employée d'abord par Clarence
King qui avait fait un voyage aux Sandwich en 1872. Adams y fait allusion
dans ses lettres de Hawaii: "... La fille vieil or et toutes les
illusions de King en 1872 appartiennent à un monde de jeunesse
et de poésie, qui n'a pas survécu jusqu'en 1890 "...
La traduction quasi littérale adoptée, " vieil or ",
ne traduit sans doute qu'un des aspects de la question car le terme old
gold contient certainement un double sens. Il évoque d'abord la
couleur de la peau des Polynésiens. Comment ne pas penser au tableau
de Gauguin exposé au Louvre et intitulé Et l'or de leurs
corps ? Quant à Adams, il dit plus d'une fois son émerveillement
à ce sujet : il parle des " femmes teintées en vieil
or et d'une beauté archaïque ". Ailleurs il a cette boutade:
"Que voulez-vous que je fasse avec des filles vieil or ou des filles
de quelque couleur que ce soit " ? Mais l'old gold, c'est aussi une
allusion à l'âge d'or, à une époque mythique
de bonheur et de paix. Henry Adams écrira le 9 octobre 1890 des
Hawaii " ... nous avions la conviction qu'enfin l'ancien royaume
de l'âge d'or nous appartenait ". Ce vieux rêve de l'humanité,
celui d'un âge d'or primitif où l'homme et la femme se trouvaient
dans un état d'authenticité, de pureté (au sens hellénique)
était encore vivace chez les humanistes du XIXème siècle.
Henry Adams fait d'ailleurs constamment des rapprochements entre la Grèce
et les îles polynésiennes. Il écrira même dans
son enthousiasme à Hay que ... "la Grèce n'a rien offert
de comparable". Il y a une certaine nostalgie dans cette recherche,
et Henry Adams, qui voit avec regret le monde qui est le sien s'éloigner
de plus en plus d'un état de nature pour se développer dans
l'artificiel, l'industriel, a constamment cherché dans les populations
primitives un témoignage de cet ancien paradis. Adams, La Farge
et la peinture. Henry Adams voyageait en compagnie du plus charmant des
compagnons, le peintre John La Farge, son ami. John La Farge était
né en 1835 à New York. Son père, Jean-Frédéric
de La Farge, avait échappé à la mort pendant la Révolution
française et, plus tard, de justesse, au massacre de Saint-Domingue
où il avait servi comme enseigne de vaisseau sous les ordres du
général Leclerc. Réfugié aux États-Unis
en 1806, il y épousera la fille de M. Binsse de Saint-Victor. John
apprit l'anglais mais fut élevé à la française
; la bibliothèque paternelle contenait une majorité d'auteurs
français, des tableaux de maîtres ornaient les murs et "dès
l'enfance, dira-t-il, je baignais dans une atmosphère artistique".
Cependant le jeune La Farge fait d'abord du droit, puis, en 1856, il part
en Europe. Il travaille en amateur dans plusieurs ateliers, chez Chasseriau,
Couture, s'initie à la technique du vitrail dans les cathédrales
françaises sous la direction d'un artiste anglais, Henry Le Strange.
Il ne fait qu'un bref séjour en France qu'il quitte pour l'Allemagne
et le Danemark après avoir étudié les maîtres
flamands. Il regagne l'Amérique en 1857, riche d'expériences
et d'impressions, mais resté cependant indépendant de toute
école. Il s'affirmera bientôt, non seulement en peinture,
mais également dans la technique du vitrail ; il sera dans ce domaine
un innovateur, avec l'introduction du verre opalin. Il remportera d'ailleurs
à l'Exposition Universelle de Paris en 1889 un premier prix. Il
sera célèbre également pour de nombreuses peintures
murales. John La Farge laissa plusieurs ouvrages importants sur la peinture,
pour la plupart des recueils de conférences faites aux étudiants
des Beaux-Arts ou à des publics d'amateurs. Il écrivit aussi
ses souvenirs de voyage du Japon et des Mers du Sud. Henry Adams connaissait
depuis longtemps John La Farge qui était un ami de jeunesse de
sa femme Marian Hooper et qui devait prendre, avec les années,
une place de plus en plus importante dans la vie d'Adams. Celui-ci écrit
dans Éducation ces mots infiniment révélateurs :
"... De tous ceux qui avaient eu une influence profonde sur leurs
amis, depuis 1850, John La Farge venait sûrement en tête.
Quant à Henry Adams qui, depuis 1872, s'était pour ainsi
dire mis à ses pieds, sa dette envers lui était si grande
qu'elle échappait à toute mesure". L'ascendance française
de John La Farge jouait en sa faveur. Adams écrit encore "...
Seul La Farge possédait un esprit assez complexe pour faire contraste
avec ce qu'il y avait de terre-à-terre et d'uniforme chez les Américains".
... "L'esprit de La Farge était comme opalin, présentant
une infinité de nuances et de réfractions de la lumière,
une gamme de teintes qui allaient jusqu'aux plus fines graduations".
Henry Adams va profiter de son long voyage océanien pour s'initier
à la peinture sous la conduite de La Farge. Sa sensibilité
artistique s'affine et se développe au contact de l'artiste. Celui-ci
est depuis toujours hanté par la lumière et cette région
du monde lui offre un vaste et difficile champ d'expérience. Pour
Adams, "autant essayer de peindre des oiseaux de paradis en vol"...
"La lumière change à chaque instant et s'évanouit
quand le peintre essaie de la fixer sur sa palette" ... "L'air
et l'océan, le soleil et le ciel se sont ligués pour lancer
un défi à la peinture. La Farge le sent et reste cependant
fasciné par les beautés merveilleuses qu'il sait ne pouvoir
saisir, et qu'il poursuit sans cesse". Les tableaux qu'il rapporta
des Mers du Sud, pour la plupart des aquarelles, sont de brillantes évocations
de la vie polynésienne vue comme une idylle... "d'une anti-quité
rustique et béotienne".... peintes avec réalisme, riches
de lumière et de couleur. Beatenberg, juillet 1972.
Fontenay le Fleury, mai 1973. Évelyne de CHAZEAUX.
TABLE DES MATIERES
HAWAII. Lettres 1 à 16.
SAMOA. Lettres 17 à 37.
TAHITI. Lettres 38 à 60.
FIDJI. Lettres 61 à 66.
ILLUSTRATIONS
I. Portrait de Faase . (Samoa).
II. Le samoan Maua, notre rameur.
III. John LA FARGE. Présentation de nourriture.(Samoa).
IV. John LA FARGE. Chefs en costume de guerre (Fidji).
ALBUM DE PLANCHES
1. Henry ADAMS.
2. John HAY.
3. Élisabeth CAMERON.
4. Mabel HOOPER.
5. Clarence KING.
6. Fac-similé d'une lettre d'Henry ADAMS (19?1?1891).
7. John LA FARGE. S. ? L' "Alameda".
9. Coiffure d'une "Taupu" (Samoa).
10. Robert Louis STEVENSON.
11. Jeune fille arrachant des herbes . (Samoa).
12. Pèche au harpon (Samoa).
13. Jeunes filles portant une pirogue (Samoa).
14. Danses debout (Samoa).
15. Des jeunes filles dansent et chantent (Samoa).
16. Glissades sur une cascade (Samoa).
17. ARIITAIMAI.
18. Palais du Roi POMARE (Tahiti).
19. POMARE V.
20. Famille SALMON.
21. MAIRAU.
22. TATI, sa femme et trois enfants.
23. Le "diadème" au couchant (Tahiti).
24. La rivière de Tautira (Tahiti).
25. Piste cavalière (Tahiti).
26. La cuisson du "poi" (Tahiti).
27. Maisons à Tautira (Tahiti).
28. John LA FARGE. Aiguille de lave de Mau Roa (Tahiti).
29. "Tropic Bird".
30. "W. G. Hall".
31. John LA FARGE. Vue prise de la maison de Ratu Jonii Mandraiwiwi
(Fidji).
32. Visiteurs à Fidji.
33. Danse de guerre à Fidji.
Carte dépliant en fin de volume.
Voyage d'Henry ADAMS dans le Pacifique en 1890-91.
Iles Hawaii.
Iles Fidji.
Tahiti.
Iles Samoa.
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