n°34: Lettres des Mers du Sud

H. Adams. Traduit par E. de Chazeaux. Paris, 1974, Prix: 100 F; 15,24
           En 1890, l'historien américain Henry Adams, dilettante fortuné en quête de cieux nouveaux, entreprend de visiter le Pacifique avec son ami, le peintre John La Farge. Il voyage un peu à la manière de Chateaubriand ou de Byron. Et comme cet aristocrate archi-cultivé prend plaisir à vivre au milieu de l'aristocratie "sauvage", à Tahiti, aux îles Hawaii, à Samoa et à Fidji, et qu'il sait voir et raconter, sa correspondance est passionnante. Elle intéressera autant les océanistes patentés que les lecteurs simplement désireux d'un dépaysement exotique et d'une remontée dans un passé déjà fort lointain.

INTRODUCTION

    Le projet d'une traduction des lettres écrites par Henry Adams lors de son voyage dans les Mers du Sud remonte à presque dix ans. Au cours d'une réunion de la Société des Océanistes, son animateur, le père O'Reilly, m'avait tendu un volume de lettres publiées aux U.S.A. par Ford. " J'ai trouvé un jour, me dit-il, ce livre chez un bouquiniste de San Francisco, en 1934, et j'ai été séduit. Depuis 30 ans, je cherche en vain un traducteur qui ferait connaître ce recueil au publie français. Il a déjà, sans succès, passé en quelques mains... Vous savez bien l'anglais et vous aimez Tahiti... Serais-je plus heureux avec vous ?... J'espère ... J'acceptai... Sans imaginer la place qu'Adams allait prendre dans ma vie. Rentrée chez moi, j'ouvris le volume à la date du 6 février 1891, date de l'arrivée d'Henry Adams et de son ami John La Farge à Tahiti ; les pages qui suivaient offraient pour moi d'autant plus d'attrait que je revenais d'un séjour de deux ans dans cette île. Française de 1960, je fus d'emblée intéressée par les impressions de cet Américain de 1890. Son talent de narrateur, son intelligence des situations, la finesse de ses observations notées d'une plume alerte et mordante, m'accrochèrent d'emblée. Le père O'Reilly n'envisageait alors que la publication des lettres de Tahiti éditées par Ford. Dans son numéro de septembre 1968, la Revue des Deux Mondes publiait quelques extraits de cette correspondance. Le projet d'une traduction de l'ensemble des lettres écrites par Henry Adams lors de son voyage dans les Mers du Sud commença alors à prendre corps. Nombre de celles-ci étaient encore inédites. En juillet 1969, je partis aux États-Unis où pendant trois semaines, passées en grande partie à Boston, je pus étudier les dossiers mis à ma disposition par la Massachusetts Historical Society qui, gardienne officielle des Adams papers, possède la quasi totalité des archives de cette illustre famille. Je ne saurais assez remercier ses directeurs, MM. Stephen T. Riley et Lyman H. Butterfield, de leur accueil. La bienveillance de la Massachusetts Historical Society alla même jusqu'à autoriser la Société des Océanistes à faire paraître dans ses " Publications " le recueil des lettres océaniennes d'Adams qui comprennent beaucoup d'inédits, avant même de les voir figurer dans l'édition américaine prévue de la correspondance d'Adams. Ma reconnaissance va également au personnel de la Société, et très particulièrement à Mrs Phyllis Girouard qui m'a apporté une aide très précieuse. J'ai eu enfin, la grande joie d'être accueillie par Mrs Ward Thoron, une des nièces d'Henry Adams, et de l'entendre évoquer pour moi des souvenirs de son " cher oncle Henry ". Il me faut cependant avouer que ce n'est pas sans une certaine hésitation que j'avais accepté ce travail. Traduire est une opération délicate, surtout lorsqu'il s'agit d'un homme ayant une tournure d'esprit aussi personnelle qu'Adams. Parmi les difficultés propres à la traduction, il faut noter certaines expressions qui ne m'ont pas livré leur secret. Que signifie, par exemple, ce crumpetytree ? Est-ce un souvenir de quelque Nursery Rhyme, ou une allusion à quelque plaisanterie, familière seulement aux intimes du petit groupe d'Adams, baptisé Five of Hearts, Cinq de cœur ; un peu plus de 80 ans ont passé, il est difficile d'en retrouver le sens. J'ai donc dû opter plusieurs fois pour des traductions peut-être discutables, qui ne me satisfont pas pleinement. C'est le cas, entre autres, pour l'expression old gold girls qui revient sans cesse dans ses lettres. J'explique plus loin ce qui a motivé mon choix du terme "vieil or", finalement adopté. Cette correspondance a été divisée en plusieurs sections qui se réfèrent aux étapes d'Adams à travers le Pacifique. Chacune de ces sections est précédée d'une brève introduction géographico-historique qui permettra aux lecteurs peu familiers avec le Pacifique de situer les lettres dans leur contexte d'époque. Une carte les aidera à mieux suivre Adams d'archipel en archipel et à travers les îles qu'il a visitées. Les notes qu'on trouvera en pied de page sont uniquement destinées à éclairer le lecteur sur les personnes mentionnées par Adams : parents, relations, personnalités du monde politique ou littéraire ; car il ne s'agit ici, en aucune façon, d'une édition critique. Adams a circulé dans les Mers du Sud un Kodak en bandoulière. Les photographies prises par lui eussent été les meilleures illustrations à ses lettres. Nous aurions eu en elles des "correspondances" directes entre sa vision et son écriture ; malheureusement, aucun spécimen de ces photographies n'a pu être retrouvé. Privés de ces clichés irremplaçables, nous possédons heureusement des témoignages précieux : les tableaux de La Farge exécutés sous les yeux même d'Adams pendant leur voyage. Sa peinture est peu connue du public français, et je suis heureuse de la lui présenter pour la première fois. La seconde partie de mon voyage aux États-Unis avait été consacrée à rechercher la localisation des œuvres océaniennes de cet artiste, et là aussi, je fus aidée dans mes recherches autant que je pouvais le désirer ; mais ce n'étaient que de premiers jalons, et je dois à l'activité et à la complaisance sans limites de Mr Henry La Farge, petit-fils de John La Farge, et lui-même critique d'art, de nous avoir rassemblé quelques-unes des œuvres les plus caractéristiques du peintre pendant cette période, et d'avoir obtenu pour nous les droits de reproduction nécessaires. Pour le reste, les illustrations proviennent de la photothèque océanienne du Père O'Reilly. Je tiens à remercier également le capitaine Alfred C. Aitken qui m'a fait la surprise, après des mois de recherches, de savantes notes m'apportant de rares et précieux renseignements sur les bateaux à bord desquels avait navigué Henry Adams, ainsi que leurs photographies. Enfin, ma plus vive reconnaissance ira à M. Marcel Petit qui a accepté de relire et de corriger mon manuscrit et a assumé ce travail ingrat avec autant d'inlassable gentillesse que de compétence. Nous lui devons aussi la composition des cartes qui montrent le périple d'Henry Adams à travers les différents archipels, ainsi qu'une précieuse collaboration pour de nombreuses notes. J'ai fait constamment appel à la Bibliothèque Américaine à Paris où j'ai toujours trouvé un accueil sympathique. Je tiens aussi à remercier ici Melle Monique Viard, bibliothécaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à qui je dois d'avoir pu profiter de certains ouvrages introuvables ailleurs. Bien d'autres personnes, en France comme en Amérique, ont encore contribué d'une façon ou d'une autre à l'achèvement de ce livre. Je ne puis toutes les nommer. Qu'elles trouvent ici l'expression de ma sincère gratitude. Mais je m'en voudrais de ne pas parler ici de ceux qui sont réellement à l'origine de ce livre. Je pense à ceux qui m'ont appris à aimer les Polynésiens et leurs îles. Je suis arrivée à Tahiti en 1962. Un voyage après beaucoup d'autres ? Oui, mais si différent, car ce pays, je ne l'ai pas seulement visité, admiré en étrangère et en touriste, je l'ai profondément aimé, j'ai en quelque sorte pris la mesure de son âme, de son passé comme du présent. J'ai été accueillie par son peuple, reçue avec les miens, et ceux qui ne me connaissaient pas la veille me donnaient tout ce qu'ils avaient avec leur cœur, leur temps, leur gentillesse ; alors, comme je devais le lire plus tard sous la plume de Henry Adams, toute ma civilisation, ma culture me sont apparues pauvres en comparaison de cette gratuité et de cette générosité. C'était un autre ordre de valeurs, mais également riche, et parce que je ne les regardais pas avec ma seule mentalité de femme blanche, de popaa, j'ai beaucoup appris d'eux. Et aujourd'hui, après dix ans, leurs leçons me sont encore peut-être plus précieuses. Notre course à l'efficacité et au progrès matériel, notre hantise du rendement, tuent trop souvent un art de vivre et une certaine sagesse ou philosophie de l'existence qui est déjà celle de l'Orient. Ma pensée se tourne d'abord vers le Tomana, le commandant Pierre Jourdain qui, le premier, pendant mon séjour à Tahiti, a su me faire partager son amour et sa profonde connaissance d'un pays qui est devenu depuis longtemps sa seconde patrie. Puis je songe à tous mes amis tahitiens, et en particulier à ceux du district de Tautira, devenu un peu pour ma famille, "notre district". Je garde tous ceux qui nous y ont accueilli au fond de mon coeur. C'est eux qui m'ont fait aimer profondément leur pays ; c'est pourquoi j'ai compris d'autant mieux les sentiments éprouvés par Henry Adams devant l'accueil du clan des Teva à Papara, son émotion lors de son " adoption " et les liens fort durables qu'il noua avec cette noble famille. Comme on le verra, Tati, sa sœur, la reine Marau, et leur mère Ariitaimai restèrent pour Adams les grandes surprises et les grandes admirations du séjour à Tahiti. S'il n'y découvre pas les filles vieil-or de son rêve, il y rencontre le type le plus pur de la femme primitive. Le volume des Mémoires d'Ariitaimai est né de cette rencontre et son amitié admirative pour Tati va bientôt attirer le chef de Papara à Washington. Mais il s'agit là d'une autre histoire que les Adams papers de Boston permettraient d'écrire et que Marie-Thérèse et Bengt Danielsson nous ont promis de nous donner un jour proche. Ce travail serait pour nos études aussi précieux que leur introduction aux Mémoires d'Ariitai-mai. À mon retour en France en 1963, je suivis les cours de tahitien à I'École des Langues Orientales et je tiens ici à rendre un hommage mérité à mon professeur, Mme Nordmann Salmon, dont l'enseignement ne tend qu'a faire connaître et aimer son pays. Merci aussi à la Société des Océanistes dont je devins membre à cette époque. Je connus là et aux rencontres passionnantes des fameux dîners qui nous rassemblaient le vendredi après les séances, des joies et des amitiés océaniennes incomparables. Esquisse biographique d'Henry Adams. Le 6 février 1891, deux hommes débarquent à Tahiti, du vapeur Richmond. Élégants, accompagnés d'Avoki, leur boy japonais, suivis d'un "énorme train de bagages", ils sont munis de "lettres d'introduction pour toute l'aristocratie de l'île". Qui sont ces voyageurs peu ordinaires, à une époque où les touristes sont rares dans ces îles ? Le premier est Henry Adams, l'historien et écrivain américain. Un homme de petite taille, aux manières simples. Son regard vif et plein d'intelligence, sous un large front, révèle le penseur et le lettré. Il est accompagné par son ami, le peintre John La Farge, grand et mince, aux manières délicates et distinguées. Les deux amis bourlinguent depuis six mois déjà. Partis de San Francisco le 23 août 1890, ils se sont d'abord arrêtés un mois aux îles Sandwich, puis trois mois et demi à Samoa; à Tahiti, ils séjourneront quatre mois, puis passeront cinq semaines aux îles Fidji avant de reprendre, à Sydney, le 23 juillet 1891, le bateau qui les ramènera en Europe. Les communications entre les différents archipels polynésiens et le continent sont difficiles, les bateaux rares, les traversées longues et éprouvantes, le confort à bord rudimentaire. Quels motifs puissants ont donc pu arracher à ses livres cet écrivain déjà réputé et quinquagénaire, lui faire affronter plus de trente mille kilomètres sur un océan qu'il abhorre, et le livrer à un mal de mer constant qui est pour lui une torture autant qu'une obsession ? " Ô combien je hais l'océan et combien de miles il me faut encore parcourir "... écrira-il. Dans cet attrait d'un monde exotique et primitif, il faut d'abord faire la part d'un romantisme qui, venu d'Europe, a largement envahi au milieu du XIXème siècle la littérature et la pensée de toute l'élite cultivée. Henry Adams, lecteur attentif et passionné, a fréquenté les romantiques, particulièrement les auteurs français de Rousseau à Chateaubriand et à Pierre Loti. Le mythe, la conviction que la civilisation a entraîné une dépravation morale, ont naturellement poussé à la recherche d'un paradis perdu, d'un âge d'or parmi les sociétés primitives non contaminées. Cet exotisme romantique mènera Henry Adams sur les pas de Loti, au Japon d'abord, puis en Polynésie. Cette poussée romantique est teintée de mélancolie, comme toute recherche du passé. Henry Adams n'y échappe pas, quoique sans s'y complaire. Ses incursions dans l'Antiquité, vers l'Égypte, la Grèce, puis plus tard dans la France du Moyen Age, le conduiront à un idéal de beauté qu'il n'a pas trouvé dans son temps. Mais le fond du tempérament d'Henry Adams n'est pas fait de mélancolie ni d'amertume. Il était trop actif et entreprenant pour céder à de tels sentiments. Il aimait trop la vie et dira nettement, dans Éducation, son auto-biographie, qu' " il a joui prodigieusement de sa vie et qu'il ne l'aurait échangée contre nulle autre". En fait, c'est moins dans l'ambiance romantique que dans ses déceptions et échecs personnels qu'il faut chercher l'origine du désenchantement et du scepticisme qui affleurent dans ses Lettres des Mers du Sud. Au-delà des influences littéraires, c'est dans la vie personnelle d'Adams qu'on peut trouver les motifs profonds de ce voyage et ce qu'il est venu chercher dans ces îles du Pacifique. Henry Adams est né à Boston le 16 février 1838, quatrième d'une famille de sept enfants ; les Brooks, ses grands-parents maternels, possédaient l'une des plus grosses fortunes de la ville, édifiée en grosse partie sur le commerce avec la Chine; mais l'ascendance paternelle imprimera une marque plus profonde sur la vie de l'enfant : ne comprend-t-elle pas toute une lignée d'hommes politiques, dont deux présidents des États-Unis, son arrière-grand-père et son grand-père ? Le premier, John Adams, succéda en 1797 à Washington et fut le second président des États-Unis de 1797 à 1800, remplacé alors par Jefferson. Il avait participé à la rédaction de la Déclaration d'Indépendance, et du traité de paix qui mettait fin à la révolution américaine. Le second, John Quincy Adams, sixième président de 1824 à 1828, fut la première voix autorisée à oser publiquement dénoncer l'esclavage pratiqué dans les États du Sud. Chez les Adams, la politique était une religion; ils avaient un sens passionné des responsabilités sociales et politiques. Charles Francis Adams, le père du jeune Henry, homme d'une intégrité incontestée, sut donner à ses enfants l'exemple de la même loyauté intellectuelle ; avec quelques amis, il fut à l'origine du parti anti-esclavagiste Free soil. Le simple fait pour les Adams de parler ouvertement de l'esclavage, alors qu'il était de bon ton à l'époque de sembler l'ignorer, mettait mal à l'aise les conservateurs de la bonne société bostonienne ; cette position d'avant-garde valut d'ailleurs à la famille Adams un certain isolement. Dès sa dixième année, le jeune Henry était habitué aux conversations qui s'échangeaient à table entre son père et ses amis ; les thèmes favoris, la politique et l'histoire, devenaient chaque jour des sujets plus familiers pour l'enfant ; Charles Sumner, ce brillant orateur du Free soil party, fut le premier héros du jeune garçon dont l'imagination était enflammée par tant de courage politique. En 1850 fut votée une loi permettant aux sudistes de récupérer, sur simple demande aux États du Nord, les esclaves noirs fugitifs. D'où de douloureux cas de conscience. C'est en ces années que le jeune homme entendit les amis de son père proclamer le devoir de désobéir à la constitution si la conscience l'exigeait. Faut-il s'étonner des réactions durables engendrées par un tel climat subi pendant les années décisives de sa jeunesse ? La conscience de la patrie deviendra une seconde nature chez Henry Adams, en même temps, qu'un sens aigu de la justice; là où la nation sera blessée, il le sera aussi; là où l'on portera atteinte aux droits fondamentaux de l'homme, il frémira et se révoltera, On trouve déjà en germe dans ces premières réactions passionnées de l'adolescent, celles de l'homme mûr dont les jugements seront parfois cinglants et sans appel. À 16 ans, il entre selon la tradition, à l'Université de Harvard, où il dira "n'avoir reçu qu'une éducation négative". Cependant, ses goûts littéraires s'y affirment, ses premiers essais sont imprimés dans le journal de l'école. Invité, selon la tradition, à écrire sa biographie dans le Livre d'Or, il exprimera pour la première fois son désir de consacrer sa vie à la littérature ; pas d'allusion à une vie politique dont cependant le chemin lui est tout tracé. L'avenir ne devait pas démentir ces propos d'étudiant; à 20 ans, Henry Adams avait décidé de sa vie. Ses pas le portent ensuite vers l'Europe. l'Angleterre, où il découvre à la fois les horreurs du noir pays minier, l'incarnation à chaque coin de rue des personnages de Dickens, et les fastes des demeures princières ; puis c'est la Belgique où il subit son premier choc devant l'art médiéval ; enfin l'Allemagne où il a l'intention d'étudier le droit. Ce séjour le laissera fort déçu, et après un court passage en Italie où il s'enthousiasme pour Garibaldi et travaille momentanément comme correspondant de presse, il fait son premier séjour en France, à Paris, pendant l'été de 1860. Mais il est alors plein de préventions contre l'esprit français, et son amour pour la France ne se développera que bien plus tard. Après un bref séjour à Washington, nous le retrouvons en 1861 à Londres comme secrétaire particulier de son père, alors ministre plénipotentiaire des États-Unis à Londres. Il vivra là la période particulièrement difficile de la guerre de Sécession. Il y restera sept ans. Introduit dans tous les milieux mondains, Henry Adams est tout gagné à l'ambiance victorienne. Il se fera en Angleterre des amis pour la vie, tel ce Charles Milnes Gaskell, dont les parents habitent un site médiéval, Wenlock Abbey. Henry Adams y reviendra souvent au cours de sa vie ; ce sera pour lui un hâvre de paix et de beauté, autant ,qu'un lieu privilégié de réflexion. À son retour aux États-Unis, en 1869, il accepte la chaire d'Histoire médiévale qui venait d'être fondée à Harvard, tout en ne cachant pas son scepticisme sur l'enseignement ; il dirige en même temps la North American Review. En 1872, il épouse Marian Hooper, puis donne sa démission et s'installe à Washington avec sa charmante épouse. Sa carrière d'écrivain se confirme. Il commence à rédiger sa monumentale Histoire des États-Unis . Elle comportera neuf volumes. Il y critique sévèrement la politique de son pays et il était bien placé pour en juger. Il publie plusieurs romans à thèse ; deux sous un pseudonyme, Democracy et Esther. Après son voyage en Polynésie il publiera les Mémoires d'Ariitaïmai, tirés des confidences qu'il avait recueillies à Tahiti de la bouche d'une des dernières descendantes authentiques des chefs Teva. Son œuvre est abondante. On trouvera à la fin de cette introduction des indications bibliographiques la concernant. Henry Adams était rarement content de ses œuvres et, chose curieuse, ne cherchait pas à les faire lire. Les lignes qu'il écrit à Élisabeth Cameron à propos de son John Randolph paru en 1882 illustrent cette façon de voir : "John Randolph vient juste de venir au monde. Savez-vous, un livre me semble toujours une partie de moi-même, ... et je n'en mets jamais un au monde sans un sentiment de honte. Ils sont nus, impuissants et semblables à des mendiants. Cependant les pauvres diables doivent vivre pour toujours et maudire leur père pour leur silencieuse tombe. Ne le lisez pas, si par quelque chance, il vous tombe entre les mains. Contentez-vous de le repousser doucement et laissez-le suivre sa destinée. " Henry Adams va ainsi prendre une place de plus en plus grande dans la littérature américaine. Plus connu d'abord comme historien pour son Histoire des États-Unis, il s'affirme bientôt comme philosophe et penseur. Il publie en 1906, à tirage réduit, sous le titre Éducation, une autobiographie qui est en même temps une peinture étonnante de son temps. Cette œuvre, maintes fois rééditée et traduite, n'a pas cessé d'être lue et de faire l'objet de thèses universitaires. La dernière œuvre de sa vie, l'admirable Mont Saint-Michel et Chartres, sur laquelle nous reviendrons, occupera ses dernières années. Sa correspondance, considérable, est adressée à plus de cent personnes différentes. Elle a fait l'objet de plusieurs éditions, incomplètes cependant, comme nous le verrons, et constituent une sorte de fresque vivante de son époque. Il n'y a pas de domaine que sa curiosité intellectuelle, toujours en éveil, n'ait exploré, et sa vaste culture englobait tous les sujets. A partir de 1877, il est installé à Washington, à Lafayette Square, à quelques pas de la Maison Blanche. Il suit de près tous les événements politiques, il en connaît les mobiles officiels et les dessous. Il observe la montée de la démocratie. Il a de nombreux amis. Mais un petit groupe lui tient surtout à cœur. Il se compose des ménages Henry Adams et John Hay, et de Clarence King. On l'a baptisé : Five of hearts. Les Five of hearts ont leur papier à lettres gravé, leur service à thé brodé avec cinq cœurs. Mais au-delà de ces futilités, il se cache là une amitié très solide et un esprit d'étroite collaboration. On se voit presque tous les après-midi, encore que Clarence King soit plus souvent en voyage qu'à Washington. Entre Henry Adams et John Hay, écrivain et diplomate, les échanges furent particulièrement intimes et fructueux. Adams avait pressenti Hay pour l'accompagner dans le Pacifique et celui-ci a dû regretter plus d'une fois d'avoir décliné cette offre. Le 12 décembre 1890, il écrit à Henry Adams : "Je lis et relis vos lettres de Samoa ! Je ne me lasse pas de regarder vos photographies, je contemple vos filles vieil-or et j'interroge l'univers, me demandant s'il existe quelque part un fou tel que moi qui n'entrera jamais, au grand jamais, dans ce paradis "... Adams avait été très séduit par la personnalité exceptionnelle de Clarence King. Ingénieur des Mines, géologue, auteur de plusieurs ouvrages scientifiques importants, il se montre fin connaisseur d'art et de littérature. C'est aussi un incomparable conteur. Il a de plus le tempérament et la ténacité d'un explorateur. Marié secrètement à une Noire, aidé matériellement et moralement à plusieurs reprises par ses deux amis, il devait cependant mourir à 59 ans de tuberculose, à Cuba, dans le dénuement et la solitude. Les Adams et les Hay s'étaient fait construire des maisons mitoyennes et en avaient confié le soin à leur ami, le grand architecte Henry Richardson. Autour de ce cercle étroit gravitaient bien d'autres personnalités : citons seulement le sénateur Don Cameron et sa femme, la belle Élisabeth, le sénateur Henry Cabot Lodge et son épouse Anne, appelée par Henry Adams "Sœur Anne" dont la sœur, Evelyn, était mariée au frère d'Henry Adams, Brooks. La femme d'Adams, Marian, - "Clover" pour les intimes - tenait une place enviée dans la société de Washington. Son charme, sa vive et pétillante intelligence, la faisaient apprécier de tous. Les Adams avaient une vie privilégiée. Rarement un couple connût pareille réussite sur tous les plans : vie privée, vie sociale, vie professionnelle. En 1885, un drame éclate, qui va bouleverser la vie d'Henry Adams. Marian souffre d'un état dépressif dont les premières manifestations pathologiques remontent à bien des années : la première crise avait eu lieu pendant leur voyage de noces en Égypte. Il s'agissait peut-être d'un mal héréditaire. L'état nerveux de Marian se dégrade à partir de la longue maladie de son père, qu'elle chérissait. Même mariée, elle lui écrivait journellement. Le calvaire d'Henry Adams commence ; Marian reste la plupart du temps dans un état de prostration dont rien ne peut la sortir. Un jour Henry Adams remerciait de sa visite une de ses amies ; comme celle-ci lui demandait pourquoi, il répondit : " Parce que vous avez réussi à faire sourire Marian "... Le 6 décembre 1885, il la trouve morte. Elle s'était empoisonnée avec les drogues qu'elle utilisait pour développer ses photographies, un de ses passe-temps favoris. L'univers d'Henry Adams s'écroule. Ce drame est beaucoup plus pour lui que la perte d'une compagne aimée. Il a pour lui une autre face, l'apparence d'un échec total. Tout a chaviré. Son scepticisme intellectuel va alors se doubler d'un scepticisme moral beaucoup plus profond. De tout son bonheur, de sa réussite sociale exceptionnelle, de l'objet de ses ambitions et de ses rêves, de son foyer, ne reste-t-il que des cendres ? Il écrira un jour à son ami Gaskell: " J'ai tellement vécu dans une atmosphère de deuil permanent et de détresse... que je comprends mieux la signification du mot épreuve et... s'il existe un remède, je n'en ai pas encore trouvé l'ordonnance ". Il ne retournera plus jamais à Beverly, cette propriété que Marian adorait, sauf, alors que personne ne s'y attendait plus, le dernier été avant sa mort, entouré une dernière fois de ses neveux et nièces. Il ne parlera plus de Marian ; dans son autobiographie Éducation, il passera sous silence vingt ans de sa vie, de 1871 à 1892. Certaines souffrances sont trop secrètes et trop profondes pour être dites. Celle d'Henry Adams est de celles-là, ne nous y trompons pas. Mais peut-être faut-il avoir connu certaines épreuves pour pouvoir le comprendre. Il se retranche pour toujours de toute vie sociale, ne gardant qu'un petit cercle d'amis très chers. En 1886, il s'embarque avec son ami le peintre John La Farge pour le Japon, en quête du Nirvana. Le silence cher à l'Orient lui semble la seule réponse à sa douleur. " Il n'y a qu'un dieu, c'est le silence ", écrira-t-il un jour. Mais le Japon le laisse désillusionné. Revenu à Washington, il se remet, avec acharnement, à son Histoire des États-Unis et l'achève ; en août 1890, il repart, toujours avec John La Farge, cette fois dans les Mers du Sud. En octobre 1891, il sera de retour en Europe avant de retourner en Amérique. Dans Éducation, Henry Adams fera cet étrange aveu: "Mon éducation s'était terminée en 1871 ; ma vie était achevée en 1890 ; le reste importait si peu". Il vivra cependant encore 28 ans, de ce qu'il nommera "son existence posthume". Il continuera à voyager, visitera Cuba, les Caraïbes, le Mexique, I'Égypte, mais surtout reviendra de plus en plus en Europe, et très spécialement en France pour laquelle il se prendra d'un véritable amour, au point d'y passer chaque année de 1895 à 1914, six ou sept mois, de mai à décembre environ ; il aura d'ailleurs son appartement à Paris. L'art français médiéval, nos cathédrales, Chartres surtout, et nos auteurs des XIème , XIIème, et XIIIème siècles seront pour lui la révélation d'un idéal spirituel et d'un sens de l'histoire qu'il cherchait depuis quarante ans. ... "La France a tout de même plus à donner qu'aucun autre pays que je connaisse", écrira-t-il. En 1904, il publie son admirable Mont Saint-Michel et Chartres ; mais ce n'est qu'en 1913, cédant à l'insistance de ses amis, qu'il le livrera au grand public. Cet ouvrage n'est pas seulement une œuvre d'historien et d'érudit, mais aussi un chef-d'œuvre d'enthousiasme et de poésie bien plus encore, il est un aboutissement. Dans son livre Éducation, s'observant sans complaisance, Henry Adams a jugé sa vie comme une succession d'échecs ; n'est-ce pas avant tout parce que tout ce qui a constitué son éducation tout au long de sa vie n'a pas réussi à en faire un homme intégré à son temps ? "Il ne se sentait rien de commun, écrit-il encore de lui-même... avec le monde tel qu'il s'annonçait...". Henry Adams était avant tout un philosophe, un penseur, un esprit perpétuellement en recherche, sa vie pourrait se résumer en ces termes "la recherche de l'unité à travers la multiplicité de ce monde". Il a d'ailleurs lui-même défini son Éducation comme une étude de la multiplicité du monde contemporain et Mont Saint-Michel et Chartres, comme l'étude de l'unité au XIIème siècle. Ce dernier ouvrage marque la fin du pèlerinage terrestre d'Adams. Pendant quarante ans, il a sillonné le monde, fouillé les archives, étudié méthodiquement la vie des peuples à travers les siècles, médité sur les civilisations passées, cherché dans les sociétés primitives du Pacifique et de l'Asie, les éléments d'une théorie de l'évolution de l'esprit humain, essayant de discerner les forces qui mènent l'humanité et le sens de son destin. Il a fait le bilan de la puissance matérielle nouvelle de l'homme, cet apprenti sorcier, suivi de près l'avènement de la machine, le début de l'industrialisation, mais il a compris depuis longtemps que les forces spirituelles sont les plus fortes. Chartres est pour lui la révélation, l'affirmation d'un autre pouvoir, pouvoir, auquel il croit depuis toujours - celui de la femme. Chartres, c'est le triomphe de la Vierge, de l'amour en somme. Si le Nouveau Monde n'est guère disposé à croire en une force qui échappe aux lois scientifiques, l'historien Henry Adams n'hésite pas à voir en la Femme une des plus puissantes sources d'inspiration de l'humanité. Quelle autre signification aurait la longue théorie qui, des déesses égyptiennes et grecques, en passant par Héloïse et Béatrice, s'épanouit vraiment dans la Vierge de Chartres ? Les femmes qu'Henry Adams rencontra dans sa vie eurent nom Louisa Adams, sa grand-mère paternelle, Abigael Brooks, sa mère, Louisa, sa sœur, pour laquelle il avait une profonde admiration et qu'il verra mourir tragiquement en Italie du tétanos, la délicieuse Marian, sa femme, ses amies dont il aime être entouré, Élisabeth Cameron, Anne Lodge, Helen Hay, Rebecca Gilmann Rae et d'autres, ses nièces vraies ou d'adoption qu'il chérit, Ariitaimai, la merveilleuse vieille dame tahitienne pour laquelle il se prendra de vénération. Il avait confiance en l'intuition féminine et dans le jugement féminin. "Aucune femme, dit-il encore dans Éducation ne l'avait jamais mal dirigé, aucun homme ne l'avait jamais bien dirigé". Inlassable recherche à travers sa vie de la Femme autant de noms, autant de jalons qui prépareront dans un cheminement mystérieux, l'illumination de Chartres et du Moyen-Âge français. Henry Adams peut quitter cette vie. Il s'éteint doucement à Washington en 1918. Il n'a plus d'énigmes à résoudre ; le monde, pour lui, baigne dans une nouvelle clarté. Ne s'est-il pas identifié à la cathédrale gothique dans ces lignes qui terminent Mont Saint-Michel et Chartres : "L'enchantement de ses rêves s'est perdu dans le ciel. Le drame de ses doutes et de ses angoisses, suprême secret s'est enfoui dans la terre. Libre à vous d'y déchiffrer ce que votre jeunesse et votre confiance désirent. Pour moi, tout est là. La correspondance océanienne d'Henry Adams dont la traduction est présentée dans ce volume représente la totalité des lettres connues de nous. Elle est adressée à ses divers correspondants pendant son voyage dans les Mers du Sud d'août 1890 à septembre 1891. Les lettres adressées à Élisabeth Cameron sont, en fait, un véritable journal, rédigé au jour le jour ; Adams lui écrit parfois durant plusieurs semaines, jusqu'à ce qu'une occasion se présente d'expédier un courrier. La poste était rare, alors dans le Pacifique et une lettre pouvait mettre deux ou trois mois pour aller des Samoa à New York, et par quels chemins détournés! On imagine difficilement aujourd'hui un voyageur aussi totalement isolé ! Un grand nombre de ces lettres océaniennes ont été publiées par Worthington Chauncey Ford dès 1930. Elles avaient subi de nombreuses coupures, par une discrétion bien compréhensible à la date de leur publication : Henry Adams n'était mort qu'en 1918. En 1947, Harold Dean Cater édita, sous le titre Henry Adams and his friends, un nouveau et excellent recueil de lettres inédites jusqu'alors et publiées in extenso ; une longue et remarquable introduction biographique les précède. En 1920, Mabel Hooper La Farge livre au publie un choix délicieux de lettres écrites par "le cher oncle Henry" à "la nièce de prédilection". L'ouvrage est intitulé Letters to a niece. Il contient aussi la Prière à la Vierge de Chartres. Dans des pages d'introduction vibrantes encore de tendresse et d'admiration, elle fait revivre pour nous un Henry Adams très attachant et peu connu du public. Nous devons les autres lettres océaniennes inédites à l'amabilité de la Massachusetts Historical Society à Boston, Plusieurs lettres écrites à Mabel La Farge ont pu être complétées par les originaux, grâce à l'obligeance de la Houghton Library à Harvard. Henry Adams consacrait généralement les heures de la matinée à écrire ; cette habitude remontant à 1858, lorsqu'il était étudiant à l'Université de Harvard ; il avait alors 20 ans. Pendant tout son voyage dans les Mers du Sud, il continua à écrire plusieurs heures par jour, en toutes circonstances ; même sur une baleinière aux Samoa "quand il voyageait, tel Robinson Crusoe, autour de l'île d'Upolu, tandis que ses cinq hommes d'équipage ramaient en chantant à tue-tête, gênant considérablement son écriture" sa plume continuait inlassablement à décrire tout ce qu'il voyait. Henry Adams possédait à fond l'art d'écrire. S'il a souhaité un jour être non seulement un autre Walpole, mais encore que ses lettres soient lues après sa mort et citées comme un "témoignage de son temps", ce serait, je pense, une erreur d'appliquer à toute sa correspondance ce vœu de jeunesse. Certaines pages des lettres de ce recueil sont trop intimes pour qu'il ait songé même à leur possible publication. Une seule chose est certaine: sa préoccupation constante de plaire à son correspondant. La rédaction même est différente selon qu'il s'adresse à l'un ou l'autre, que ce soit Élisabeth Cameron, John Hay, Clarence King, ses meilleurs amis, ou encore ses nièces, comme Mabel Hooper, ou des enfants comme la jeune Martha Cameron qui n'avait que cinq ans en 1891. Ses lettres sont le reflet d'une curiosité toujours en éveil. Dans les Mers du Sud, aux dires même de La Farge, il questionne inlassablement, à temps et parfois à contre-temps, les chefs qu'il rencontre ou dont il est l'hôte, et les écoute raconter coutumes et légendes de leur pays. Ses observations sont pleines de finesse, et bien que parfois nuancées d'ironie ou de scepticisme, nombre de ses remarques psychologiques sur le caractère polynésien sont toujours d'actualité. Ses pôles d'intérêt sont multiples, et tout ce qui recèle une énigme le fascine. Devant les mystères de la géologie des îles du Pacifique, et l'épopée mystérieuse des polypes coralliens, il cherche in situ la confirmation des hypothèses de Darwin et de Dana, dont il a emporté avec lui les derniers ouvrages ; il les discute ou les soutient, échafaude lui-même des hypothèses ; les problèmes linguistiques, ou ethnologiques, l'origine et les migrations des Polynésiens, tout autant que les sursauts de la politique locale, tout suscite son intérêt et son attention. Il est passé maître dans l'art d'accommoder ce dont il veut parler : le moindre événement, aussi banal soit-il, prend relief et vie sous sa plume ; celle-ci n'est d'ailleurs pas toujours tendre. Rien de plus amusant par exemple que les récits qu'il fait de ses rencontres avec Robert Louis Stevenson. Celui-ci venait de s'installer avec sa femme aux Samoa ; Henry Adams est horrifié de son installation précaire, dont il nous donne une description hautement colorée, pittoresque, et un peu cruelle. On reste effaré du tableau d'un grand squelette gesticulant sous sa véranda, de sa femme vêtue d'un sac de toile et à laquelle il voudrait offrir du savon. Il est bien certain, notons-le en passant, qu'Henry Adams n'imaginait pas que de tels propos fussent jamais publiés. Signalons aussi que Stevenson lui rendra bien la monnaie de sa pièce sous la forme d'un dédain apparent, tout aussi féroce. Il écrira : "Deux Américains m'ont rendu visite... l'un est artiste du nom de La Farge... Je ne me rappelle pas le nom de l'autre" ! Cela n'empêchera pas les deux hommes de se revoir et de s'apprécier ; Henry Adams nuancera sa première impression et reconnaîtra la grande intelligence de Stevenson et l'étendue de sa culture. Et le journal de la femme de Stevenson, Fanny van de Grift Osbourne, publié après sa mort, révèlera une femme remarquable et intelligente d'une réelle personnalité, courageuse et loyale. Adams et ses "trouvailles" océaniennes. De "Marau" à la femme "vieil or". Tahiti va être pour Henry Adams l'occasion d'une rencontre importante, celle d'Ariitaimai, la vieille cheffesse du clan des Teva à Papara. De longs entretiens, l'amitié qui s'établira entre eux, et d'ailleurs avec toute la famille des Teva, confirmeront Henry Adams dans l'idée qu'il a enfin découvert ce qu'il cherche depuis longtemps, une authentique femme primitive. Il écrit à Élisabeth Cameron : "J'ai trouvé en Ariitaimai l'incarnation de la femme archaïque". Cette quête essentielle remontait à sa prime jeunesse. Lors de son premier séjour à Londres, il avait publié un premier essai sur la légende du capitaine John Smith et de Pocahontas, fille d'un chef indien ; son intérêt pour les Indiens et la femme primitive se confirmera avec les années. Il se lie d'amitié et entretient une correspondance suivie sur les institutions primitives avec le grand ethnologue Lewis H. Morgan. Alors qu'il occupe la chaire d'Histoire à l'Université de Harvard et dirige la North American Review, il fait un accueil enthousiaste au livre de Morgan sur la société archaïque, paru en 1877. L'année précédente, Adams avait donné lui-même une conférence remarquée au Lowell Institute à Boston sur "Les droits de la femme primitive". Les années passant, il reconnaîtra dans Éducation que, "si les institutions primitives avaient perdu leur intérêt, la femme primitive était devenue une passion". Et d'ailleurs, "la femme américaine, prise dans ce qu'elle avait de meilleur exerçait un grand charme sur l'homme, mais ce charme n'était pas celui d'un type primitif "... "Elle apparaissait", nous dit-il encore, "comme la résultante, ou le reliquat, de tout ce qu'elle avait abandonné, et ce qui faisait son principal intérêt de femme, c'était cela même qu'elle n'avait plus". Les origines de cet attrait sont diverses et certaines peuvent remonter à son enfance. Henry Adams n'était pas entièrement un enfant de la Nouvelle-Angleterre: par sa grand-mère paternelle, il avait un quart de sang du Maryland, et n'était-ce pas déjà à cette hérédité, nous dit-il, qu'il devait, "non seulement un attrait indéniable du Sud, mais aussi ses révoltes contre la loi et la discipline, tout ce qu'incarnait l'éducation puritaine de Boston"... ? La liberté avec laquelle sa gentille grand-mère paternelle bavardait à bâtons rompus dans son lit avec son petit-fils le charmait. A Harvard, le jeune Henry appréciera aussi dans ses camarades venus du Sud, la qualité chaleureuse et spontanée de leur amitié, contraste vivant avec le conformisme des gens du Nord. Comment ne pas évoquer ici cette page d'Éducation où il décrit avec une merveilleuse fraîcheur ses impressions d'enfant: jeune garçon affronté aux rigueurs et aux contrastes du climat de la Nouvelle-Angleterre, il voyait déjà "dans la dualité de la nature, l'image de celle de la vie... l'hiver, avec le froid qui vous glaçait jusqu'aux os, les rues droites et sombres où la neige s'entassait jusqu'à six pieds de haut, ... s'identifiait à ses yeux avec l'austère ville de Boston ; l'hiver, c'était la contrainte, l'école, la loi, mais en même temps, c'était le désir secret d'évasion et de liberté". L'été, c'était... Quincy. Cette délicieuse demeure du XVIIIème siècle servait de résidence d'été à la famille Adams ; l'ex-président, John Quincy, y avait pris sa retraite. Malgré le silence tombé sur "the old bouse" ("la vieille maison" pour les intimes), il en émane encore un charme particulier, et, tandis que je la visitais, je me prenais à imaginer le jeune Henry dans le bureau de son grand-père qu'il aimait à voir travailler, ou découvrant avec lui les trésors de l'importante bibliothèque qui occupait un pavillon dans le jardin, et où tous les classiques, qu'ils fussent grecs, latins, français ou autres, figuraient dans la langue d'origine, témoins de l'extraordinaire culture de cette famille. Au dehors, un été torride, tel que l'avait connu le jeune Adams. Comme un jeune animal, le garçon goûtait avec âpreté à l'"ivresse de l'été", les sens exacerbés par l'attente et le confinement des longs mois d'hiver, et brusquement éveillés au contact d'une nature prodigue à l'infini de sensations nouvelles : "le parfum des bois de pins, et des fougères sous le brûlant soleil de midi, du foin fraîchement coupé, de la terre qu'on vient de labourer, des pêchers, des lilas, des seringuas, ... des odeurs fortes des étables et des granges..." rien ne manquait à l'enfant qui connaissait aussi le "goût de tout ce qu'il touchait... 60 ans après, il en retrouvait la saveur, que ce fût celle d'un iris ou d'une feuille de menthe... La couleur ? il la découvrait sur un pétale de pivoine couvert de rosée matinale, un cumulus dans le ciel clair d'une après-midi de juin, ou encore le bleu profond de la mer qu'il apercevait de loin..." L'été, ajoute-t-il, c'était déjà une sorte de "licence tropicale". Toute l'émotion artistique que ressentira Henry Adams devant la beauté des îles du Pacifique n'est-elle pas déjà contenue dans le frémissement de l'enfant, en cette sorte de complicité, avec la nature qui l'entourait ? Un autre épisode de sa vie d'enfant laissera une trace indélébile : sa première visite à Washington à l'âge de douze ans qu'il nous raconte lui-même dans Éducation. Il y découvre le visage du Sud, "l'esclavage et ses corollaires, la saleté, la pauvreté, l'ignorance, le vice" ; il reçoit cette vision comme un soufflet au visage ; à ses yeux, "c'est un cauchemar, un crime, la somme de tout le mal"... Mais le Sud a un autre visage, et de celui-là, Adams gardera "une nostalgie si forte qu'elle effacera même dans son souvenir, Quincy, son cher Quincy". "Là, il n'y avait ni barrières ni formes ; la liberté autant que l'exubérance des hommes et de la nature, les odeurs fortes, les parfums entêtants des catalpas, l'indolence des Noirs, leur paresse, ... tout trouvait un écho dans ce descendant d'un Johnson". Plus tard, il comprendra son ami Clarence King, marié, en secret à une Noire. La passion de King pour les femmes de couleur a sûrement influencé Henry Adams. Une expression, old gold, revient sans cesse sous la plume d'Henry Adams lorsqu'il parle des jeunes filles ou femmes polynésiennes, qu'elles soient hawaïennes, samoanes ou tahitiennes. L'expression avait probablement été employée d'abord par Clarence King qui avait fait un voyage aux Sandwich en 1872. Adams y fait allusion dans ses lettres de Hawaii: "... La fille vieil or et toutes les illusions de King en 1872 appartiennent à un monde de jeunesse et de poésie, qui n'a pas survécu jusqu'en 1890 "... La traduction quasi littérale adoptée, " vieil or ", ne traduit sans doute qu'un des aspects de la question car le terme old gold contient certainement un double sens. Il évoque d'abord la couleur de la peau des Polynésiens. Comment ne pas penser au tableau de Gauguin exposé au Louvre et intitulé Et l'or de leurs corps ? Quant à Adams, il dit plus d'une fois son émerveillement à ce sujet : il parle des " femmes teintées en vieil or et d'une beauté archaïque ". Ailleurs il a cette boutade: "Que voulez-vous que je fasse avec des filles vieil or ou des filles de quelque couleur que ce soit " ? Mais l'old gold, c'est aussi une allusion à l'âge d'or, à une époque mythique de bonheur et de paix. Henry Adams écrira le 9 octobre 1890 des Hawaii " ... nous avions la conviction qu'enfin l'ancien royaume de l'âge d'or nous appartenait ". Ce vieux rêve de l'humanité, celui d'un âge d'or primitif où l'homme et la femme se trouvaient dans un état d'authenticité, de pureté (au sens hellénique) était encore vivace chez les humanistes du XIXème siècle. Henry Adams fait d'ailleurs constamment des rapprochements entre la Grèce et les îles polynésiennes. Il écrira même dans son enthousiasme à Hay que ... "la Grèce n'a rien offert de comparable". Il y a une certaine nostalgie dans cette recherche, et Henry Adams, qui voit avec regret le monde qui est le sien s'éloigner de plus en plus d'un état de nature pour se développer dans l'artificiel, l'industriel, a constamment cherché dans les populations primitives un témoignage de cet ancien paradis. Adams, La Farge et la peinture. Henry Adams voyageait en compagnie du plus charmant des compagnons, le peintre John La Farge, son ami. John La Farge était né en 1835 à New York. Son père, Jean-Frédéric de La Farge, avait échappé à la mort pendant la Révolution française et, plus tard, de justesse, au massacre de Saint-Domingue où il avait servi comme enseigne de vaisseau sous les ordres du général Leclerc. Réfugié aux États-Unis en 1806, il y épousera la fille de M. Binsse de Saint-Victor. John apprit l'anglais mais fut élevé à la française ; la bibliothèque paternelle contenait une majorité d'auteurs français, des tableaux de maîtres ornaient les murs et "dès l'enfance, dira-t-il, je baignais dans une atmosphère artistique". Cependant le jeune La Farge fait d'abord du droit, puis, en 1856, il part en Europe. Il travaille en amateur dans plusieurs ateliers, chez Chasseriau, Couture, s'initie à la technique du vitrail dans les cathédrales françaises sous la direction d'un artiste anglais, Henry Le Strange. Il ne fait qu'un bref séjour en France qu'il quitte pour l'Allemagne et le Danemark après avoir étudié les maîtres flamands. Il regagne l'Amérique en 1857, riche d'expériences et d'impressions, mais resté cependant indépendant de toute école. Il s'affirmera bientôt, non seulement en peinture, mais également dans la technique du vitrail ; il sera dans ce domaine un innovateur, avec l'introduction du verre opalin. Il remportera d'ailleurs à l'Exposition Universelle de Paris en 1889 un premier prix. Il sera célèbre également pour de nombreuses peintures murales. John La Farge laissa plusieurs ouvrages importants sur la peinture, pour la plupart des recueils de conférences faites aux étudiants des Beaux-Arts ou à des publics d'amateurs. Il écrivit aussi ses souvenirs de voyage du Japon et des Mers du Sud. Henry Adams connaissait depuis longtemps John La Farge qui était un ami de jeunesse de sa femme Marian Hooper et qui devait prendre, avec les années, une place de plus en plus importante dans la vie d'Adams. Celui-ci écrit dans Éducation ces mots infiniment révélateurs : "... De tous ceux qui avaient eu une influence profonde sur leurs amis, depuis 1850, John La Farge venait sûrement en tête. Quant à Henry Adams qui, depuis 1872, s'était pour ainsi dire mis à ses pieds, sa dette envers lui était si grande qu'elle échappait à toute mesure". L'ascendance française de John La Farge jouait en sa faveur. Adams écrit encore "... Seul La Farge possédait un esprit assez complexe pour faire contraste avec ce qu'il y avait de terre-à-terre et d'uniforme chez les Américains". ... "L'esprit de La Farge était comme opalin, présentant une infinité de nuances et de réfractions de la lumière, une gamme de teintes qui allaient jusqu'aux plus fines graduations". Henry Adams va profiter de son long voyage océanien pour s'initier à la peinture sous la conduite de La Farge. Sa sensibilité artistique s'affine et se développe au contact de l'artiste. Celui-ci est depuis toujours hanté par la lumière et cette région du monde lui offre un vaste et difficile champ d'expérience. Pour Adams, "autant essayer de peindre des oiseaux de paradis en vol"... "La lumière change à chaque instant et s'évanouit quand le peintre essaie de la fixer sur sa palette" ... "L'air et l'océan, le soleil et le ciel se sont ligués pour lancer un défi à la peinture. La Farge le sent et reste cependant fasciné par les beautés merveilleuses qu'il sait ne pouvoir saisir, et qu'il poursuit sans cesse". Les tableaux qu'il rapporta des Mers du Sud, pour la plupart des aquarelles, sont de brillantes évocations de la vie polynésienne vue comme une idylle... "d'une anti-quité rustique et béotienne".... peintes avec réalisme, riches de lumière et de couleur. Beatenberg, juillet 1972.
Fontenay le Fleury, mai 1973. Évelyne de CHAZEAUX.

TABLE DES MATIERES

HAWAII. Lettres 1 à 16.

SAMOA. Lettres 17 à 37.

TAHITI. Lettres 38 à 60.

FIDJI. Lettres 61 à 66. 

ILLUSTRATIONS

I. Portrait de Faase . (Samoa).

II. Le samoan Maua, notre rameur.

III. John LA FARGE. Présentation de nourriture.(Samoa).

IV. John LA FARGE. Chefs en costume de guerre (Fidji).

ALBUM DE PLANCHES

1. Henry ADAMS.

2. John HAY.

3. Élisabeth CAMERON.

4. Mabel HOOPER.

5. Clarence KING.

6. Fac-similé d'une lettre d'Henry ADAMS (19?1?1891).

7. John LA FARGE. S. ? L' "Alameda".

9. Coiffure d'une "Taupu" (Samoa).

10. Robert Louis STEVENSON.

11. Jeune fille arrachant des herbes . (Samoa).

12. Pèche au harpon (Samoa).

13. Jeunes filles portant une pirogue (Samoa).

14. Danses debout (Samoa).

15. Des jeunes filles dansent et chantent (Samoa).

16. Glissades sur une cascade (Samoa).

17. ARIITAIMAI.

18. Palais du Roi POMARE (Tahiti).

19. POMARE V.

20. Famille SALMON.

21. MAIRAU.

22. TATI, sa femme et trois enfants.

23. Le "diadème" au couchant (Tahiti).

24. La rivière de Tautira (Tahiti).

25. Piste cavalière (Tahiti).

26. La cuisson du "poi" (Tahiti).

27. Maisons à Tautira (Tahiti).

28. John LA FARGE. Aiguille de lave de Mau Roa (Tahiti).

29. "Tropic Bird".

30. "W. G. Hall".

31. John LA FARGE. Vue prise de la maison de Ratu Jonii Mandraiwiwi (Fidji).

32. Visiteurs à Fidji.

33. Danse de guerre à Fidji.

Carte dépliant en fin de volume.

Voyage d'Henry ADAMS dans le Pacifique en 1890-91.

Iles Hawaii.

Iles Fidji.

Tahiti.

Iles Samoa.