INTRODUCTION
Douglas Oliver m'est arrivé à Nouméa, un jour de
la fin de 1949 si je ne m'abuse, alors que je peinais dans le démarrage
d'une carrière scientifique à partir d'une formation reçue
à une époque fertile en orages. Après ???Radcliffe???
Brown vu à Paris en 1947, c'était le deuxième anthropologue
anglo-saxon avec lequel j'entrai en contact. Nous sortions de la guerre,
et Douglas Oliver, qui avait servi de conseiller politique à l'Amiral
Halsey, en Nouvelle-Calédonie, était un homme puissant.
La simplicité de son contact, et la matérialité des
problèmes auxquels il savait s'intéresser -quel meilleur
instrument trouver pour éviter la peine des hommes, par rapport
à la noix de coco, ou à la plantation des tubercules d'ignames
- me le rendirent sympathique et nous n'avons cessé d'être
liés depuis, au travers des tragédies personnelles dont
fut traversée sa vie. Formé à l'anthropologie aux
Etats-Unis, mais aussi à Vienne en Autriche, Douglas Oliver échappait
de façon rafraichissante aux modalités habituelles de la
compétition universitaire américaine. Il apparaissait mû
essentiellement par une volonté d'objectivité scientifique
et par la recherche de lois qui puissent être mises en évidence
comme gouvernant les sociétés humaines. La. sincérité
de cette recherche me fascinait en même temps qu'elle m'inquiétait,
les manipulations de la psychologie collective subies au cours de la guerre
m'ayant rendu sceptique sur la capacité des intellectuels à
embrasser le problème dans sa complexité, et craintif quant
aux conséquences politiques, sinon quant aux tragédies humaines,
qui pourraient découler d'idées aussi séduisantes
que malfondées. La lecture des travaux de Douglas Oliver devait
me rassurer pleinement. Leur scrupuleuse honnêteté intellectuelle
était rare. L'information était là, ce que l'ethnographe
avait vu, ce qu'on lui avait dit, comment il arrivait à certaines
conclusions. Tout le dossier était présent pour être
compris, disséqué, critiqué. Seul à l'époque,
Raymond Firth fournissait, dans un autre genre, en plus volumineux et
parfois moins facile à décrypter, un ensemble tout aussi
satisfaisant. Moi qui émergeait d'une révolte à lire
les écrits de Margaret Mead, où la réalité
décrite, de toute évidence biaisée en faveur d'une
thèse préexistante, n'est jamais justifiée, je reprenais
confiance en l'anthropologie américaine. Quelques livres bien choisis,
que Douglas Oliver me fit envoyer, achevèrent d'équilibrer
mon jugement. Je crois d'ailleurs que D. Oliver est celui qui m'a le plus
influencé, après Maurice Leenhardt. J'ai constamment erré
d'un modèle à l'autre, essayant d'en combiner les leçons,
sans être bien sûr d'être parvenu à une forme
originale d'expression scientifique. Plus tard nous avons collaboré
à l'organisation et à l'application d'un programme de travail
établi sans fanfares pour la Polynésie Française,
réalisé avec persistance, et où pour la première
fois les rapports des chercheurs ont été disponibles pour
leurs collègues, et pour les pouvoirs publics locaux, avant la
publication. Moyennant quoi il y eut beaucoup d'harmonie et fort peu de
froissements, ce qui est rare. Un des résultats de tout ce travail,
l'ouvrage monumental de Douglas Oliver sur Tahiti, est non seulement d'un
anthropologue de qualité, qui à tout moment dit ce qu'il
sait et avoue ce qu'il ne sait pas, mais aussi d'un historien répugnant
aux attaques inutiles et au règlement de comptes artificiellement
réchauffés. Cependant Siuai, à Bougainville aux Salomons
du Nord (Papouasie Nouvelle Guinée) restera sa contribution principale
à l'avancement de la connaissance. Malgré une première
tentative de Gregory Bateson, qui tourna court du fait de l'indifférence
du milieu scientifique d'alors, Douglas Oliver sera le premier à
établir une corrélation structurelle entre la perception
et l'appropriation de l'espace, c'est-à-dire l'habitat, les cultures,
la tenure foncière et le système des symboles sociaux et
religieux de la culture étudiée. Son étude monographique
sur les mumi, reste pour longtemps la seule analyse serieuse et approfondie
de l'institution abusivement résumée par d'autres sous le
nom de "big-man", reprenant un des termes méprisants introduit
par la colonisation, et une analyse aussi simpliste que celle des quelques
trafiquants et voyageurs européens du siècle dernier. Le
travail de Douglas Oliver a pour moi d'énormes implications théoriques,
en particulier pour comprendre l'origine et l'évolution des systèmes
de grades aux Nouvelles-Hébrides (namanggi). C'est à partir
de l'expérience reçue des Siuai que Douglas Oliver devait
aborder Tahiti. L'entreprise était une gageure, tant tout ce qui
a pu être publié à ce jour est teinté d'exagérations
romantiques, le Polynésien s'assurant par là qu'il ne tomberait
pas sous le coup du mépris racial qui créerait plus tard
les conditions de l'esclavage des Mélanésiens, et le Blanc
y trouvant la justification de l'existence - passée - d'utopies
sociales qui le consolaient d'un présent européen peu fait
de tolérance, ou la bonne conscience compensant une activité
locale trop mercantile. On dépouille peut-être un peu moins
ceux pour qui on professe quelque admiration. Quoi qu'il en soit la population
tahitienne a survécu dans des conditions moins dramatiques que
ses frères d'Hawaii. Mais les conditions psychologiques spécifiques
de cette forme de survie de la cohérence d'une société
n'étaient pas faites pour faciliter une enquête scientifique
qu'au fond personne n'avait encore tenté. L'écriture tranquille,
jamais affirmative sans justifications, apporte cependant une révolution:
la reconnaissance de ce que la plus grande partie de ce que l'on croyait
savoir sur Tahiti consistait en la répétition indéfinie
des mêmes affirmations par des auteurs différents. De la
critique de détail de chaque information, confrontée à
toutes les autres, naît une image constituée de plus de questions
que de certitudes. Pas plus de trente mille habitants à l'arrivée
des premiers navigateurs, un habitat dispersé avec quelques points
forts, des systèmes d'alliance fluctuants, une insertion technologiquement
appropriée dans l'environnement naturel, une société
stratifiée traversée de courants par moments très
fort, l'image romantique de la Tahiti ancienne se transforme, à
partir d'un langage sans prétentions et d'une analyse critique
aigüe, en une description à multiples facettes beaucoup plus
riche que ce que l'on croyait savoir jusqu'alors. La société
maohi résume en quelque sorte, parce qu'on y retrouve les mêmes
fondements, la société océanienne tout entière.
Il suffit de pousser dans un sens pour obtenir tel résultat apparent,
ou tel autre, mais au fond c'est la même société d'agriculteurs
et de pêcheurs un peu cueilleurs quand ils peuvent se permettre
cette forme d'insouciance. Les solutions choisies par la société
tahitienne ne sont pas celles que ses sœurs ont préférées,
dans d'autres circonstances. Le meurtre rituel et la mise à mort
des enfants de mère de rang inférieur avaient la même
fonction de contrôle de la démographie qu'ailleurs la chasse
aux têtes. La société aristocratique tahitienne fonctionnait
de façon différente des sociétés polynésiennes
ou mélanésiennes, qui permettaient le mariage entre catégories
sociales de rangs inégaux avec des conséquences fort variables.
Aux îles Loyalty, une femme de rang élevé élève
son consort à son rang, alors qu'à Tonga elle assure à
ses enfants un rang supérieur à celui de leur père,
mais si elle est de rang inférieur, elle les entraîne vers
le bas. Les subtilités de l'hypergamie et de l'hypogamie n'étaient
pas de règle à Tahiti dont le système social et politique
était loin d'être aussi centralisé et hiérarchisé
que celui de Tonga - plus on est loin généalogiquement du
Tui Tonga, plus on est bas dans l'échelle sociale. Malgré
les oppositions flagrantes entre sociétés océaniennes,
il apparaît des tendances générales. A mon expérience
Oliver a raison de penser que le terme d'Ali'i s'appliquait à tous
les enfants de parents ayant droit chacun à cette qualification,
et que le terme n'était plus de saison dès qu'une certaine
distance généalogique était atteinte. Des références
à certaines fonctions des dignitaires des cours loyaltiennes (atesi
sine haze) permettaient d'éclairer le fonctionnement de l'institution
du Iatoai, dont les responsabilités se trouvent partagées
entre plusieurs dignitaires au Centre des Nouvelles-Hébrides. Bien
des sociétés océaniennes usent d'un même lexique
social fondamental, mais en font des combinaisons différentes,
par suite d'un jeu logique et intellectuel qui dépasse nos facultés
d'imagination. Douglas Oliver est le premier auteur moderne à avoir
attiré l'attention sur l'importance de l'étude de la tenure
foncière pour l'analyse des relations sociales et je puis témoigner
ici que toutes les études de ce type ont été réalisées
depuis pour l'accomplissement de son propre désir. Son jugement
que la tenure en indivision, si mal jugée par les spécialistes
occidentaux de l'agriculture, était le plus grand facteur d'équilibre
de la société tahitienne moderne, s'est constamment vérifié.
Son point de vue reste donc valable, que l'indivision était non
seulement le résultat d'un processus d'adaptation, mais aussi un
facteur dynamique transféré de la tradition ancienne à
l'état de chose actuel . Etant donné l'importance du problème,
et les conséquences de toute politique. mal inspirée sur
ce point, on est en droit de juger que Douglas Oliver a rendu là
un service signalé à la nation tahitienne. Ainsi rejoignait-il
une de ses préoccupations constantes, ne pas être inutile.
Jean GUIART.
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