INTRODUCTION
1. LES ORIGINES DE LA LITTÉRATURE POLYNÉSIENNE EN LANGUE
ANGLAISE
Depuis une vingtaine d'années, de nouvelles
voix se font entendre dans le Pacifique Sud. Les Polynésiens eux-mêmes
nous parlent désormais de ce coin du monde qui ne semblait inspirer
jusqu'à présent que les écrivains européens.
Depuis les voyages du Capitaine Cook, ces îles lointaines ont enfiévré
l'imagination européenne qui a produit pour ses lecteurs nombre
de récits enchanteurs, tableaux idylliques, décors édéniques
pour bons sauvages, et autres ingrédients de la littérature
exotique. Quelles sont donc ces voix polynésiennes ? Avant de répondre
à cette question, il nous faut préciser d'ores et déjà
ce que recouvre le terme "Polynésien". Immédiatement, les
spécialistes s'affrontent sur la délimitation exacte des
grands domaines ethniques et sur l'origine des Polynésiens. De
ces deux hésitations découle une autre question. Qui est
encore Polynésien de pure race de nos jours ? Cette interrogation
ainsi formulée appelle la réflexion suivante: étudier
la littérature produite par les autochtones du Pacifique Sud est-ce
étudier les œuvres écrites uniquement par les Polynésiens
? Fidji, par exemple, dont l'université a mis sous son influence
culturelle tout le cœur de la Polynésie appartient géographiquement
au groupe des îles mélanésiennes. Cependant, dans
le domaine culturel, Fidji se raccorde aujourd'hui à la zone polynésienne.
Pour bien cerner le problème de la définition du "Polynésien"
citons la réponse embarrassée du Bernice Bishop Museum de
Honolulu: I am unsure as to your definition of "Hawaiian". In Hawai'i
today this has two meanings. Someone with some percentage of Polynesian
blood, or someone born and/or raised in Hawaii, who has what is loosely
called "the Hawaiian attitude". Je ne suis pas sûr de votre définition
du mot "Hawaiien". A Hawai'i, il a désormais deux sens. Ce peut
être quelqu'un ayant une certaine quantité de sang polynésien
ou quelqu'un né et (ou) élevé à Hawaii, et
qui a, comme le dit approximativement la formule, "l'attitude hawaiienne".
Et que dire en substance du professeur Subramani, d'origine hindoue, qui
revendique le statut d'écrivain fidjien ? Peut-être la réponse
nous est-elle fournie par Sir Ratu Kamisese qui, Premier ministre des
îles Fidji en 1970, lança à la tribune des Nations-Unies
une formule devenue la clef de voûte de cet édifice fragile
qu'est la nouvelle conscience collective dans le Pacifique The Pacific
Way ou la manière de vivre dans le Pacifique. Il s'agit bien au-delà
des différences de constater une identité océanienne
qui englobe l'identité polynésienne. Son contenu politique,
il faut bien l'avouer, reste encore flou. Il est peu probant sur un plan
économique en dépit des efforts des jeunes nations, Il devient
nettement déconcertant quand on compte pour tout le Pacifique près
de mille langues ou dialectes pour cinq millions d'habitants éparpillés
sur une poussière d'îles, s'étendant sur les deux
tiers du Pacifique. Pourtant un Tahitien se fait comprendre d'un Maori
qui se fait comprendre d'un Samoan. Leur patrimoine culturel, en dépit
de quelques différences, est commun, leur sensibilité similaire,
et c'est bien dans le mode de vie et dans le domaine artistique que l'on
démontre le mieux l'unité culturelle polynésienne.
Pour éviter de trancher sur la nature des liens anthropologiques,
politiques ou économiques qui existent entre les îles du
Pacifique, commençons par situer géographiquement la Polynésie
pour la commodité du lecteur. La Polynésie s'étend
de la Nouvelle-Zélande à l'île de Pâques et
comprend Tonga, Samoa, les îles de la Société, les
Marquises, les Wallis et Futuna, les Phœnix, les îles Hawaii, les
îles Cook, les Australes et les Gambier. Fidji et Rotuma s'y rattachent
par leur appartenance culturelle. La Papouasie-Nouvelle-Guinée
qui, par son courant littéraire appartient à l'Océanie,
fait partie géographiquement du groupe des îles mélanésiennes.
Cependant, si géographiquement la frontière entre Mélanésie,
Micronésie et Polynésie est bien nette sur les cartes, elle
l'est un peu moins dans la réalité. Les contacts entre les
différents archipels ont provoqué un certain mélange
et il est difficile de trouver un type humain unique caractéristique
d'une ethnie donnée. C'est la peau plus ou moins foncée,
les cheveux plats, frisés ou crépus, qui permettent un début
de différenciation. Mais avant tout, ce sont les coutumes et surtout
la langue qui permettent la distinction. En effet, si le Polynésien,
de par son physique qui le rapproche de l'Européen, se différencie
du Mélanésien à la peau plus sombre et aux cheveux
crépus, ces caractères sont loin d'être suffisants
et il existe des différences physiques notables entre un Marquisien,
un Pascuan et un Tahitien. La langue par contre est la même avec
juste quelques petites variantes d'un archipel à l'autre dans toute
la Polynésie. Il en est autrement en Mélanésie où
il existe une multitude de langues différentes. C'est donc le linguiste
qui peut déterminer avec le plus de précision l'appartenance
d'une île à la Polynésie, la Mélanésie
ou la Micronésie. Le peuplement de ces archipels explique en partie
la grande unité de la langue polynésienne. En effet, si
les origines exactes ne sont pas très connues (probablement une
région située au Sud de la Chine), et si les voies de progression
ne sont pas certaines (par la Micronésie ou par la Mélanésie
?), il s'est en tout cas avéré que les courants migratoires,
dans leur ensemble, se sont effectués de l'Est vers l'Ouest avec
une ébauche de mouvement retour d'Ouest en Est. Il est à
peu près certain que Fidji et Tonga ont été des lieux
importants de peuplement d'où sont parties des migrations ultérieures
qui ont abouti aux Marquises et aux îles de la Société
et ont servi de plaque tournante aux migrations vers les autres îles.
La quantité et la qualité de la production littéraire
sont variables d'un archipel à l'autre. Négligeables en
Polynésie française, quasiment inexistantes à Hawai'i,
elles sont beaucoup plus riches au fur et à mesure qu'on s'approche
de la partie occidentale du Pacifique et des territoires récemment
indépendants. L'éclosion littéraire a suivi de près
toute une cascade d'accessions à l'indépendance qui a multiplié
ainsi le nombre des "Républiques d'Atolls": 1962 les Samoa occidentales;
1965 autonomie des îles Cook; 1968 Nauru; 1970 Fidji et Tonga; 1974
autonomie de Niue; 1975 la Papouasie-Nouvelle-Guinée; 1978 Tuvalu
(ex-Ellice) les Salomon le Vanuatu (Nouvelles-Hébrides); 1979:
Kiribati (ex-îles Gilbert) La rareté de la production artistique
hawaiienne et tahitienne s'explique-t-elle uniquement par la présence
de la France et des U.S.A. ? Comment alors justifier la naissance d'une
littérature maorie en Nouvelle-Zélande ? Nous pouvons déjà
noter qu'une libération s'est faite petit à petit à
la fin des années soixante en faveur d'un biculturalisme. En Nouvelle-Zélande,
le droit à la différence s'est fait sentir en même
temps que s'est amorcée une politisation du mouvement visant à
reconnaître, à préserver le droit maori. De plus,
la naissance de la littérature polynésienne en langue anglaise
(étant entendu que les Maoris néo-zélandais sont
des Polynésiens) a été facilitée par la création
de nouveaux organes de diffusion, tels les magazines Te Ao Hou (Le Nouveau
Monde) et Te Maori. Dans les îles, c'est l'Université du
Pacifique Sud qui, fondée en 1969 à Suva (Fidji), a joué
un rôle de catalyseur. Ses nombreuses antennes expliquent en partie
les éveils littéraires perçus dans cette région:
les îles Cook, Kiribati, Nauru, Niue, îles Salomon, Tonga,
Tuvalu, Vanuatu et Samoa occidentales. A la demande des étudiants,
un cours de littérature fut créé à partir
de 1971, et le magazine UNISPAC de l'université encouragea dès
le début la création artistique locale. En 1972, fut fondée
la Pacifie Creative Arts Society qui fonctionne désormais en grande
partie, grâce aux subsides australiens. Cette société
a été responsable des premières pages de Mana publiées
dans le mensuel australien PIM (Pacifie Islands Monthly). Plus tard, celles-ci
furent regroupées dans Mana Annual of Creative Writing. A partir
de 1977, la Pacifie Creative Arts Society assura la publication de Mana.
S'il est exact que cette mise en place de l'édition facilite la
création littéraire, elle ne parvient pas toutefois à
gommer toutes les difficultés que rencontre l'écrivain polynésien.
II - LES DIFFICULTES DE L'ECRIVAIN ET DU LECTEUR DU PACIFIQUE SUD
Les publications polynésiennes dont quelques-unes
viennent d'être citées ont un format qui encourage surtout
la diffusion de la nouvelle et de la poésie. La poésie est
écartée de cette étude en dépit du fait qu'elle
constitue une part importante des publications. Souvent dans le prolongement
direct de la littérature orale, elle est d'une incroyable variété
en qualité et en quantité. Une étude approfondie
de ces œuvres demanderait de solides connaissances en littérature
orale océanienne. Les compositeurs maoris traditionnels (contemporains
ou non) ont trouvé auprès de Margaret Orbell l'indispensable
spécialiste. Les compositions hawaiiennes sont étudiées
et traduites par la spécialiste hawaiienne Rubellite Kawena Johnson
qui a publié plusieurs ouvrages très fouillés. Enfin,
toute la tradition orale de la Polynésie centrale intéresse
désormais l'équipe de spécialistes du département
des traditions orales du musée de Fidji. Très peu de poètes
ont publié plus d'un ou deux poèmes. Peut-être la
tradition orale toujours très vivante dans cette zone du Pacifique
est-elle un frein à l'art poétique en langue anglaise ?
A l'heure actuelle encore, le goût local reste davantage tourné
vers la parole chantée ou récitée telle qu'on peut
l'entendre au cours de cérémonies de toutes sortes dont
les Polynésiens sont de grands amateurs. En règle générale,
on peut dire que le poète des îles bénéficie
d'un meilleur accueil, contrairement au prosateur, perçu comme
appartenant à la tradition occidentale et donc proche de l'hérésie
ou de la trahison. Bien qu'étant un genre littéraire totalement
nouveau pour l'homme du Pacifique, la nouvelle est très vite devenue,
après la poésie, le moyen d'expression littéraire
le plus pratiqué. Non seulement elle s'insère aisément
dans les magazines littéraires mais elle peut aussi être
diffusée par la presse locale abondamment lue par les insulaires.
Elle peut aussi être radiodiffusée (I'Européen s'imagine
assez mal à quel point la transmission radio est importante en
Océanie). En transcrivant les contes et légendes de la littérature
orale, le nouvelliste peut maîtriser plus rapidement la technique
de la fiction écrite que le poète ne le peut pour la versification
anglo-saxonne. La production d'écrits en prose est aussi abondante
que celle de poésie. Mais la tradition orale qui se sent nettement
dans les récits légendaires s'est peu à peu estompée
au profit d'une meilleure maîtrise du récit de fiction. Il
en résulte qu'en Polynésie centrale une grosse centaine
d'œuvres a été publiée dans divers magazines littéraires
ou dans des recueils au cours des années soixante et soixante-dix.
Pendant la même période, une soixantaine de nouvelles étaient
éditées en Nouvelle-Zélande. Ce genre littéraire
est très peu représenté aux îles Hawaii et
fait son apparition dans cet archipel avec un décalage d'une dizaine
d'années sur les autres îles du Pacifique. La même
remarque générale concernant le poète polynésien
d'aujourd'hui s'applique également au romancier ou au nouvelliste.
Écrire poèmes, romans ou nouvelles n'est guère chose
aisée en Océanie. L'écrivain est à la recherche
de son lecteur. Si le lecteur occidental est curieux de connaître
de nouvelles littératures, il est par contre bien ignorant de la
culture polynésienne. En revanche, le lecteur polynésien
est peu soucieux de lire mais possède, lui, les connaissances culturelles
nécessaires à la lecture des œuvres littéraires polynésiennes.
Le prosateur recherche donc l'aide d'éditeurs étrangers
qui lui permettront d'augmenter le nombre de ses lecteurs. Ce faisant,
il doit adopter une technique suffisamment en harmonie avec les canons
de l'esthétique occidentale. Dès lors, le prosateur doit
s'écarter de son milieu originel et tenter d'élaborer un
monde qui serait celui qui l'entoure et celui de son imaginaire dans le
respect des conventions littéraires qu'il s'est choisi. Dès
que le prosateur recherche des lecteurs au-delà des frontières
de son pays, il doit adapter sa technique et les matériaux de son
œuvre, au risque de ne plus être clairement perçu par ses
lecteurs locaux, et d'être accusé d'écrire pour l'exportation
! Ceci dit, on perçoit mieux combien la tâche du romancier
polynésien s'avère plus difficile encore. Ceci explique
partiellement le laps de temps de dix ans qui s'est écoulé
entre la parution de la première nouvelle et celle du premier roman
polynésien en langue anglaise. Par ailleurs, la tâche du
critique occidental n'apparaît guère plus aisée. Lorsqu'il
aborde ce genre littéraire, il se trouve également dans
une position inconfortable. Il entre dans un monde tout différent
mais cette sensation de l' "ailleurs" doit reposer sur des critères
littéraires qui lui sont familiers. En conséquence, pour
être apprécié par un large public, le roman du Pacifique
Sud doit maintenir un mouvement perpétuel entre le connu et l'inconnu,
de manière à accomplir sa mission (car il en a une) tout
en séduisant un public à la fois local et étranger.
Dans une telle situation, le choix de l'outil linguistique se pose avec
acuité. A priori, l'écrivain du Pacifique qui abandonne
sa langue vernaculaire au profit d'une langue véhiculaire, ici
l'anglais, s'engage sur la voie de l'assimilation alors que son propos
est justement de dénoncer le colonialisme et de rechercher son
identité. C'est un pénible dilemme pour l'écrivain
polynésien qui rejoint en ce point la littérature post coloniale
de l'Afrique ou des Antilles et doit assumer tant bien faire se peut ce
paradoxe. Il arrive aussi que l'écrivain du Pacifique Sud n'ait
pas le choix. Je veux dire que sa langue maternelle est l'anglais et qu'il
possède une connaissance imparfaite de la langue de ses ancêtres.
Mais le problème de la fidélité culturelle reste
entier pour lui comme pour l'écrivain bilingue. Le besoin langagier
est donc difficile à satisfaire pour l'écrivain scrupuleux.
De son côté, le lecteur s'attend naturellement à entendre
une voix polynésienne. Mais faut-il négliger la pureté
d'une langue au bénéfice du pidgin english qui sonne sans
doute plus vrai mais limite rapidement le contenu ? Dans ce cas, le lecteur
peut lire : Dear Reader. I had no school ? no write no read no number
no nothing. But I a man got big dream, got big everything. They tell me
I no good for anything. But I a man still. I come from small village got
church so I religion got. I come from home got big love so I got love
for everybody. Cher lecteur, moi, pas eu d'école, moi, pas écrire
ou lire ou compter, rien du tout. Mais moi, un homme et moi, avoir un
grand rêve, avoir tout de grand ? Ils me disent moi, bon à
rien. Mais moi, toujours un homme ? Moi, venir d'un petit village avec
église, eh bien moi, avoir de la religion. Moi, venir d'une famille
avec beaucoup d'amour, eh bien moi avoir de l'amour pour tout le monde.
Pourtant la recherche d'une authentique spécificité devrait
favoriser l'emploi de la langue polynésienne. De ce fait, ne vaut-il
pas mieux glisser des termes polynésiens dans un texte, écrit
par ailleurs en un anglais très classique ? Mais là encore,
le lecteur peut rester perplexe en lisant le passage suivant inclus dans
une page écrite en anglais Haera ra, mahara mai, E te tau, kia
mau ki a au. Haera ra, ka tuturu ahau. Haere ra. Dans les deux cas, nous
constatons que l'expérience linguistique ne peut guère dépasser
quelques phrases sous peine de rendre la lecture incompréhensible
au non-initié. Pourtant, ces deux styles d'écriture servent
la même cause : dépayser suffisamment le lecteur pour qu'il
ait constamment à l'esprit que cette littérature vient d'ailleurs,
et au moment où il se sent un étranger, le ramener en pays
de connaissance grâce à un style plus neutre. Ainsi, par
de constants va-et-vient, le lecteur devient, au fil du récit,
familier d'une société dont il perçoit la sensibilité
mais qu'il reconnaît pourtant différente de la sienne. C'est
à ce titre que le roman polynésien acquiert une valeur artistique
et didactique. L'auteur polynésien veut nous signifier, au-delà
de la fiction créée, qu'il est indispensable au Polynésien
de réaffirmer son identité, sa culture. Les auteurs polynésiens
se sont donnés une mission. Par l'intermédiaire de leur
création artistique, ils dénoncent les ravages du colonialisme
anglais, allemand, américain, français. Ils s'inquiètent
du changement inéluctable qu'apporte la civilisation occidentale
et évoquent une société traditionnelle qui agonise,
en contant les mythologies des anciens dieux. Ils nous confient leur angoisse
née de la désintégration de leur milieu social et
tentent d'ordonner dans leurs œuvres le monde en pleine mutation dans
lequel ils vivent. L'écriture se fait thérapie pour l'écrivain
en état de souffrance qui ne peut parvenir à se définir
ni à définir la société qui l'entoure. Albert
Wendt déclare: Samoa is the centre of what I am ? which includes
being a writer (that's getting more and more important as I get older
: I think as a therapeutic way of keeping myself going). But coming from
a small place, you have to know about the outside world and things like
that (...) all the time you've got to assess your culture in terms of
others, other islands around you, and bigger countries. Samoa est au centre
de ce que je suis, ce qui comprend être écrivain (et cela
prend de plus en plus d'importance au fil des années: c'est, je
pense, comme un moyen thérapeutique qui me soutient). Mais lorsqu'on
vient d'un petit territoire, on doit connaître le monde extérieur
et tout cela ( ... ) Tout le temps, on doit évaluer sa culture
en fonction des autres, des îles avoisinantes et des pays plus vastes.
Une autre fois, l'écrivain avoue: " Speaking figuratively, I am
a mongrel. I am of two worlds in almost every way... " " Pour parler au
figuré, je suis un bâtard. J'appartiens à deux mondes
différents, et ceci dans presque tous les domaines ". Pour avoir
un impact plus grand, l'écrivain devient politicien et va de conférences
en symposiums faire entendre la voix d'une nouvelle nation encore tout
étourdie de sa naissance récente. En s'impliquant personnellement
dans des activités politiques, il encourt le risque de ne plus
avoir le recul nécessaire à la création littéraire:
Albert Wendt avait perçu le danger et déclarait en 1978
qu'après avoir aidé des membres de sa famille dans leurs
activités politiques, il garderait le silence pendant quelque temps.
L'avion, qu'ils utilisent si aisément, a brisé le récif
de corail qui protégeait le monde clos de l'île repliée
sur son passé et a précipité la population locale
dans le tourbillon du progrès. Elle est encore fragile cette Océanie
qui s'est donnée il y a plus d'un siècle aux conquérants
de la London Missionary Society, aux empires, puis aux républiques,
Les épisodes sanglants y sont moins nombreux que sur les lieux
de la colonisation ordinaire comme l'Afrique ou les Antilles, mais ils
sont tout aussi dévastateurs. Sur une poudre d'atolls, des hommes
cherchent aujourd'hui à retrouver leur mémoire et à
se constituer un futur. D'un bout à l'autre de ce continent insulaire
perdu, une même préoccupation s'ordonne autour de deux pôles
antinomiques: l'enracinement et le grand voyage, avec entre les deux,
le vide des immensités marines et souvent dans le cœur de l'écrivain
l'angoisse du néant. Voici entraperçu brièvement
ce que les prosateurs du Pacifique Sud ont choisi de nous dire. Que la
prose polynésienne en langue anglaise en soit encore dans les années
soixante-dix à sa phase de gestation, on le constate par exemple
à la lecture des œuvres publiées dans Mana. Prenons le cas
des îles Fidji. Depuis la date de parution de cette revue littéraire
et jusqu'en 1979, une cinquantaine d'écrivains fidjiens ont été
publiés. Parmi eux, une dizaine seulement ont écrit plus
de deux ou trois œuvres. Aucun jusqu'à ce jour n'a publié
de roman. Il en est de même pour toutes les îles polynésiennes
avoisinantes à l'exception de Hawaii et Samoa. Au cours des années
soixante-dix se constitue donc un corpus de deux cents œuvres au grand
maximum publiées dans divers magazines et recueils. Longues de
quelques lignes à plusieurs pages, elles forment un ensemble très
hétérogène tant par la qualité que par le
genre. C'est pourquoi elles méritent d'être l'objet d'une
étude qui ne peut s'insérer dans la présente, consacrée
aux premiers romans parus au cours de la même décennie. Seules
les nouvelles d'Albert Wendt seront étudiées ici au même
titre que ses romans car la plus importante d'entre elles a été
reprise et intégrée au second roman de l'auteur Leaves of
the Banyan Tree. Il apparait opportun maintenant d'indiquer dans quelle
direction s'oriente cette étude des premières oeuvres de
fiction écrites en langue anglaise par des auteurs polynésiens.
III.- LES PREMIERES FICTIONS DES AUTEURS POLYNÉSIENS: UNE PROPOSITION
DE LECTURE
Une littérature polynésienne en langue
anglaise ne se définit pas comme un ensemble artistique produit
par quelques auteurs dont le point commun serait des origines polynésiennes.
Pour qu'il puisse vraiment être question d'un courant littéraire
polynésien, il est nécessaire de percevoir dans la narration
anglaise un ensemble de caractéristiques qui soient étrangères
à la tradition culturelle anglo-saxonne. Un système idéologique,
un réseau métaphorique, un ensemble de références
à ce qui constitue une culture donnée, en l'occurrence la
culture polynésienne, doivent être du moins perceptibles,
reconnus par le lecteur. Il s'ensuit que les besoins langagiers des écrivains,
le jeu des métaphores récurrentes, les allusions à
des mythes connus dans le Pacifique Sud, constituent partiellement le
caractère spécifique de ces auteurs. Les personnages créés
et leurs préoccupations engagent également les œuvres produites
dans une catégorie littéraire particulière. Enfin
le lieu et le temps choisis pour l'action participent également
à l'élaboration d'un monde qui est identifiable par le lecteur
averti. Trois auteurs, par leur âge, leurs préoccupations
artistiques et existentielles, incitent à un rapprochement. Il
s'agit de Patricia Grace, de Witi Ihimaera et d'Albert Wendt. Au cours
des années soixante-dix, à eux trois, ils ont fait paraître
six romans. Ces six œuvres feront l'objet d'une étude plus globalisante
que monographique. La visée essentielle en sera une introduction
du lecteur au monde polynésien contemporain. En effet, cette production
romanesque véhicule des concepts qui se retrouvent dans toute la
fiction produite dans les îles polynésiennes. Cette partie
s'appliquera à présenter la problématique littéraire
qui consiste en une exploration d'un entre-deux-mondes, celui du présent,
celui du passé, ou celui occidental et celui polynésien.
Deux autres parties viendront compléter cette vue d'ensemble en
présentant deux autres courants de la nouvelle littérature
du Pacifique Sud. Il s'agit en premier lieu d'une section consacrée
à l'analyse de Behind The Tattooed Face de Pat Baker, le premier
romancier maori à avoir publié un roman historique. Cette
œuvre est la seule (avec Miss Ulysses from Puka-Puka de F. J. Frisbie
publiée en 1948) dont l'action se situe pendant l'une des deux
périodes clefs de la vie insulaire: la période de mise en
contact avec la civilisation occidentale et celle de la mise en contact
avec la civilisation américaine, pendant la Deuxième Guerre
mondiale. Pour ce premier roman écrit par un Néo-Zélandais
maori, le temps de l'action se situe immédiatement avant la première
mise en contact avec les Européens. La dernière partie sera
consacrée à une thématique qui se trouve en filigrane
dans ce type de fiction : celle du retour aux origines. Deux romans seulement
lui ont accordé une place prépondérante. Le premier
se trouve être le seul roman écrit par un Hawaiien, J.D.
Holt, l'auteur de Waimea Summer. L'autre roman est le premier roman d'Albert
Wendt, Sons for the Return Home. L'occasion se présentera alors
de consacrer quelques pages au talent de cet écrivain dont la création
littéraire a rendu les critiques occidentaux curieux de l'activité
artistique qui se déploie et se consolide dans cette région
du monde.
TABLE DES MATIERES
I.- Les origines de la littérature polynésienne en langue
anglaise
II.- Les difficultés de l'écrivain et du lecteur du Pacifique
Sud
III.- Les premières fictions des auteurs polynésiens
: une proposition de lecture
Chapitre 1. - LES TEMPS DE MISE EN CONTACT
I. - Histoire, mythologies et fiction
Introduction
- L'histoire et la fiction : une symbiose
- Les croyances nouvelles et anciennes
- L'Évangélisation en Polynésie
- Les grandes migrations et les mythes polynésiens
II.- Behind the Taitooed Face
- Présentation générale
- Tabou, mana et cannibales
Chapitre II. - L'ENTRE-DEUX-MONDE
I. - Les romanciers du Pacifique Sud et leurs œuvres
II. - Contenus narratifs et discours polynésiens
- Les romans de Witi Ihimaera
- Tangi
- Whanau
- Le premier roman de Patricia Grace
- mutuwhenua, The Moon Sleepa
- Les romans d'Albert Wendt
- Sons for the Return Home
- Pouliuli
- Leaves of the Banyan Tree
III. - Les racines
- Le Christianisme: aliénation ou nouveau point d'ancrage?
- La notion polynésienne de la terre
- La tradition polynésienne et ses dépositaires
- Le passé : son rôle dans la vie des personnages des
romans
- Le conflit des générations
IV. - Le voyage
- En route
- Les causes de départ
- Les premières expériences
- Le pays des Blancs
V. - Le choc des deux cultures
- Occidentalisation de la société polynésienne
- Les représentants de la nouvelle société
- L'aliénation
Chapitre III. - LE RETOUR
I.- Waimea Summer de John Dominis Holt
- Genèse et résumé du roman
- Le monde des "demis"
- Les sortilèges du passé et ceux du présent
- "Aloha" ou "inaina": l'amour ou la haine
II.- Sons for the Return Home d'Albert Wendt
- Présentation
- Le récit d'une série de rencontres
- Une méditation sur l'amour et la mort
- Retour et maturité
III.- Lecture comparative des deux romans
IV. - Les créations littéraires d'Albert Wendt
- Présentation
- La problématique de la liberté
- Support mythologique et transcendance
- La solitude de l'antihéros polynésien
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