Le conseil d’administration de la Société des Océanistes souhaite exprimer sa vive préoccupation devant les événements récents survenus en Kanaky-Nouvelle-Calédonie et encourage l’État français à poursuivre et achever le processus de décolonisation sur lequel il s’était engagé (accords de Nouméa). Il invite tous les acteurs impliqués à œuvrer sereinement pour un retour à la paix et au respect mutuel, dans l’esprit de ces accords.
En cette période d’affrontements violents en Kanaky Nouvelle-Calédonie (KNC), les membres du Conseil d’administration de la Société des Océanistes rappellent que le corps électoral gelé est un acquis fondamental qui a été formalisé dans le cadre de l’accord de Nouméa signé en 1998. Celui-ci a suivi l’accord de Matignon de 1988 qui avait rétabli la paix dans le Pays après quatre années de guerre civile dont l’acmé fut atteint avec la tragédie d’Ouvéa. Cette paix, fragile, a été instaurée parce que des hommes intelligents, de bonne volonté, ont fait un pari et que des peuples se sont engagés dans une communauté de destin. La croyance partagée en un avenir commun a pu garantir un équilibre durant des décennies tant que l’opposition des forces loyalistes et indépendantistes pouvait être contenue par la force médiatrice de l’État – et la confiance en sa position assez largement impartiale. L’accompagnement des forces politiques en présence par l’État était le gage d’un véritable processus de décolonisation permettant de mener les peuples de KNC à l’expression de leur autodétermination. C’est là en résumé le fameux « esprit » de l’accord de Nouméa !
Cet équilibre sensible a été rompu le jour où l’État a décidé de sortir de son rôle de médiateur, quand précisément le Président Macron a déclaré lors de sa venue en KNC en mai 2018, juste avant le premier référendum d’autodétermination, que : « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie ». Quand s’est manifesté de façon insolente le mépris envers les institutions funéraires de la culture kanak et la nécessité d’organiser les funérailles des nombreuses victimes de l’épidémie de COVID 19. Des victimes qui étaient souvent des personnes âgées, pour lesquelles les cérémonies sont les plus longues et les plus complexes. La date du troisième référendum d’autodétermination, fixée de façon unilatérale, a été la cause d’un large boycott par les indépendantistes. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui considèrent que ce référendum a été confisqué au profit des non indépendantistes. Depuis, le soutien de l’État en faveur d’une frange extrémiste de « loyalistes » n’a eu de cesse de s’afficher ouvertement : nomination de la Présidente de la Province Sud au gouvernement, désignation d’un député loyaliste comme rapporteur du projet de loi sur le dégel du corps électoral, entre autres. Tout ceci interroge quant à la volonté de l’État de laisser la KNC se prononcer sur son avenir.
La paix ne viendra pas des sempiternels appels à créer plus de richesses et plus de croissance pour donner de l’emploi à tout le monde. Ce modèle a été éprouvé : il a conduit à la situation actuelle. Le rééquilibrage économique que les précédents accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) appelaient de leurs vœux n’a pas été mené avec l’imagination et la vigueur indispensables. Parmi ceux que l’on qualifie aujourd’hui d’émeutiers, beaucoup proviennent de populations de la marge et de l’exclusion composées essentiellement de Kanak et d’autres Océaniens. Ces populations pauvres, comprenant aussi un lumpen prolétariat, ont émergé avec l’urbanisation massive du Grand-Nouméa ces trente dernières années. Elles sont les grandes oubliées et les naufragées de ces accords de Matignon et Nouméa. Combien d’entre eux seraient restés, voire retournés, dans leurs villages s’ils avaient pu y trouver les moyens d’avoir des conditions d’existence décentes ? Il faut désormais les considérer, eux aussi, comme des citoyens à part entière. C’est pourquoi, dans la paix à construire et dans le projet de société à venir, des politiques sociales, économiques et civilisationnelles sui generis doivent concrétiser une volonté affichée de garantir la cohésion sociale des populations et territoires néo-calédoniens, sans minorer systématiquement les populations et cultures océaniennes du Pays. Et il faut désormais viser une réelle efficacité dans le « rééquilibrage » – ce qui n’a pas été le cas depuis 1988.
Au vu de la gravité de la situation actuelle et d’une nouvelle guerre civile qui se profile pour de nombreuses années, il est urgent que l’État retrouve cette position de médiation qu’il n’aurait jamais dû quitter. Les Kanak ont une longue expérience des promesses non tenues par la parole politique de l’État. Renouer le dialogue en cours implique impérativement de restaurer la confiance. Des générations de Calédoniens, des enfants, des jeunes et des familles vont être marqués par le traumatisme de cette crise. Dans cette situation d’exception, la paix doit très vite être préparée et l’État sortir de la logique répressive pour traiter la crise actuelle en mobilisant les principes d’une justice réparatrice et restaurative.
La situation en KNC ne peut pas être traitée comme un mouvement social européen classique dont il faut analyser les risques, les penser et les calculer dans le cadre d’un projet mondialiste. Nous connaissons tous ce projet, ses limites, en particulier concernant l’urgence climatique qui en découle. L’État français a la responsabilité d’accompagner et de garantir la décolonisation de la KNC en imaginant de nouvelles politiques sociales. Ce Pays pourrait alors devenir un laboratoire d’innovation sociale, politique et civilisationnelle au regard d’enjeux écologiques planétaires. Mais pour ce faire, il faut du temps, le temps de la parole si important dans les mondes océaniens pour mettre des mots sur le traumatisme vécu actuellement, pour se retrouver et se projeter vers de nouveaux horizons. À défaut, les contraintes de l’agenda présidentiel avec l’injonction à trouver un « Grand accord » en à peine un mois pourrait bien attiser les tensions et, à court terme, remettre en scène la tragédie fratricide vécue par les indépendantistes en 1989. À plus long terme, aucun accord sous la contrainte ne peut être garant d’une paix durable. Il condamnera de fait les peuples de KNC à revivre la même histoire parce que ceux qui les gouvernent l’auront sciemment ignorée.